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fallut de peu que je ne tombasse au milieu de l’armée turque. Je marchais en prêtant attentivement l’oreille, je n’entendais rien. J’errai jusqu’à l’aurore ; au point du jour, j’eus le bonheur de rejoindre ma compagnie. On battait la générale dans tous les corps.

Les Turcs avaient effectué leur débarquement le 14 juillet, et enlevé d’assaut la redoute qui protégeait le village d’Aboukir. Privé de l’appui de la redoute, le fort avait dû capituler. Quatre cents Français, qui défendaient les deux ouvrages, avaient eu tous la tête coupée, et Marmont, accouru d’Alexandrie avec 1,200 hommes pour soutenir ses postes, n’avait pas osé se compromettre contre des forces qui paraissaient très supérieures aux siennes.


Bataille d’Aboukir.

Notre petite armée était réunie dès le matin ; elle ne comprenait encore que les divisions Lannes, Bon et Murât, soit environ 6,000 hommes. Les Turcs avaient débarqué 18,000 janissaires, qui étaient une excellente infanterie. Ils avaient une bonne artillerie, servie par des canonniers anglais. Leurs positions étaient flanquées par les feux de l’escadre.

Le général Bonaparte, après avoir examiné la position de l’ennemi, se décida à l’attaquer immédiatement. Il réunit les officiers et les sous-officiers au centre. Il nous dit que le sort de l’armée entière dépendait du combat que nous allions livrer ; que la mort ou l’esclavage serait le sort des vaincus, qu’il connaissait assez les braves qu’il avait l’honneur de commander pour être bien persuadé qu’ils mourraient tous, ou qu’ils seraient vainqueurs.

L’on se prépara, tout de suite, à combattre ; il n’était pas un soldat qui ne comprît qu’il s’agissait de vaincre ou de mourir. En ce moment, le général en chef avait repris sa lunette et étudiait le terrain quand un boulet emporta un aide-de-camp qui était auprès de lui, et alors, toute cette armée, qui, la veille, lui avait dit des injures pendant une marche longue et pénible, qui semblait depuis longtemps fort détachée de lui, poussa un cri de terreur. Tout le monde trembla pour les jours de cet homme, qui nous étaient devenus si précieux, alors que, peu d’instans avant, il était généralement maudit[1].

Les Turcs occupaient, outre le fort et la redoute dont j’ai parlé, une ligne de défense plus avancée, appuyée à deux mamelons de sable situés, l’un sur le bord de la mer, l’autre sur le bord du lac

  1. La phrase est textuelle. Elle exprime assez exactement l’état des esprits à l’égard de Bonaparte. Depuis l’expédition de Syrie, il était de moins en moins populaire dans l’armée. (P. V. R.)