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soupçonné d’avoir voulu frauder dans les évaluations, il est ni plus ni moins exposé à payer 25,000 francs d’amende, même à faire deux ans de prison. Et qui en décide ? qui le jugera ? C’est ici une des originalités de cette législation peu rassurante. Le malheureux importateur sera jugé, sans être entendu, par un jury composé non de commerçans, mais d’experts richement dotés, désignés par le pouvoir exécutif, choisis par égales portions dans les deux partis qui divisent l’union, parmi les républicains et les démocrates. Introduire la politique dans les évaluations douanières, voilà qui peut s’appeler une garantie ! Il est certain que, si on a voulu, par des excès de réglementation et par la manière dont cette réglementation sera appliquée, élever une barrière autour des États-Unis, on ne pouvait imaginer rien de mieux.

Que ce bill Mac-Kinley, puisque c’est ainsi qu’il se nomme, ait excité quelque émotion en Europe, surtout dans le monde, du négoce, c’est assez naturel et assez légitime apparemment. Toutes les nations industrieuses et commerçantes qui ont des affaires avec l’Union américaine sont intéressées à pouvoir compter sur quelque sécurité, — sur quelques garanties dans leurs transactions. La France, dont le commerce avec les États-Unis dépasse un demi-milliard, peut se sentir particulièrement touchée, et ce n’est pas sans quelque apparence de raison que la question a fait récemment l’objet d’une interpellation dans notre parlement, que M. le ministre des affaires étrangères a été interrogé. Malheureusement, c’est là une de ces questions qu’il est plus commode de soulever que de résoudre, et si M. le ministre des affaires étrangères, comme il l’a dit, a rencontré quelque froideur auprès des cabinets de l’Europe, malgré une évidente communauté d’intérêts, rien n’est peut-être plus aisé à expliquer : c’est qu’une intervention collective ou concertée, ne fût-ce bien entendu qu’une intervention diplomatique, risquerait d’avoir plus d’inconvéniens que d’avantages et pourrait être tout simplement déclinée à Washington ; c’est qu’on ne se soucie pas d’aller au-devant d’un échec en mettant en jeu l’orgueil américain. En définitive, les États-Unis sont maîtres de leurs tarifs ; ils sont même jusqu’à un certain point maîtres de leurs réglementations douanières. Ils abusent d’un droit, — qui n’est pas moins un droit. De plus, ce droit, qu’ils poussent à la dernière exagération, tient à toute une politique qu’ils ne déguisent pas, qui ne se pique nullement de bienveillance à l’égard de l’Europe. Ils s’inquiètent fort peu de l’Europe, de son commerce ou de ses remontrances. Il faut voir les choses comme elles sont pour ne s’exposer ni aux illusions, ni aux fausses démarches. Le plus clair est que ce qui se passe à Washington est la démonstration la plus éclatante des dangers du protectionnisme à outrance et que, si on entre dans cette voie d’exclusions, de représailles, le monde risque de perdre bientôt le sens des traditions libérales qui ont fait la civilisation.


CH. DE MAZADE.