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un objet de polémiques gallophobes à Rome. A quel propos ? L’Italie a-t-elle craint que la France, dans ses négociations avec l’Angleterre, poursuivît l’annexion de Tunis ou même eût l’idée de se frayer un chemin jusqu’à Tripoli ? Elle peut être tranquille. La France ne songe ni à annexer Tunis ni à découronner le bey ; elle songe encore moins à aller à Tripoli, — qui après tout est une possession incontestée de la Porte. Le protectorat qu’elle a établi suffit à ses intérêts, et si elle est allée jusque-là, c’est qu’elle n’a pas pu l’éviter, c’est que ce protectorat avoué était devenu une nécessité pour fixer définitivement une situation. Le malheur de l’Italie a été de s’attacher à un mirage d’ambition irréfléchie, de se jeter, les yeux fermés, l’imagination excitée, dans une aventure où elle devait nécessairement rencontrer la France avec tous ses intérêts, avec sa politique traditionnelle. Elle a fait comme s’il y avait une place libre et si elle avait le droit de la prendre ; mais la place était prise depuis longtemps. Déjà dès la monarchie de juillet, la France avait sa politique dans la régence. Ce qu’elle voulait maintenir à Tunis dans l’intérêt évident de la sécurité de l’Algérie, c’était un état placé sous sa protection, devenu depuis deux siècles à peu près indépendant de la Porte. M. Guizot le raconte dans ses Mémoires avec l’éclat de son langage et la force de son esprit. Toutes les fois que la Porte avait l’air de vouloir envoyer quelques navires pour ressaisir sa souveraineté sur Tunis, un ou deux navires partaient de Toulon, et tout était fini. M. le prince de Joinville, en 1846, recevait l’ordre de parcourir avec son escadre la Méditerranée, d’aller donner au bey l’assurance que la France ne souffrirait aucune altération dans l’état traditionnel de la régence, et si la Porte essayait quelque démonstration, le prince devait s’y opposer. Et la raison de cette politique était aussi simple que décisive : c’est que la Porte à Tunis, c’était la question de l’intégrité de l’empire ottoman, la question d’Orient transportée sur le bord de la Méditerranée, à nos portes, — devenant une menace perpétuelle pour nos possessions algériennes !

C’était la politique de la France, il y a déjà plus d’un demi-siècle, à une époque où l’Italie n’existait même pas. C’est la politique qui, depuis, n’a cessé d’être suivie. Le protectorat n’a été que le dernier mot de cette longue tradition. Et ce que la France a fait n’a pas été contesté par l’Europe. On se souvient de la note célèbre de lord Salisbury, témoignant ses sympathies pour l’extension de l’influence française à Tunis et ajoutant même que, « le gouvernement du bey vînt-il à tomber, l’attitude de l’Angleterre n’en serait nullement modifiée. » M. Gladstone a renouvelé depuis les mêmes déclarations. Si l’Italie, pour soutenir ses prétentions nouvelles, a cherché quelques secours auprès d’autres états, elle a été évincée partout, à Berlin comme à Vienne. C’est donc gratuitement ou témérairement, sans une apparence de droit, sans l’appui de l’Europe, que l’Italie s’est jetée sur les pas de la