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celui du Palais-Royal ou des Variétés. Le Gymnase et le Vaudeville peuvent jouer, eux, ce qu’ils veulent, à leurs risques et périls, du Labiche à foison et du Bayard autant qu’il leur plaira, — ce que d’ailleurs. on voit qu’ils ont soin de ne pas faire, — mais ni la Comédie-Française, ni l’Odéon n’ont les mêmes droits et la même liberté. Tous les moyens ne leur sont pas permis pour emplir leur caisse, et il y en a même qui leur sont, qui devraient leur être interdits. Par malheur, je ne sais comment ni pourquoi, tandis qu’il n’y aurait qu’un cri parmi les abonnés ou les spectateurs habituels de l’Opéra si, demain, M. de Reszké leur chantait : J’ai soupé de ta fiole ! .. ou Mlle Eames : Le Plus chouette de Chatou, il paraît tout naturel à une foule d’honnêtes gens que, dans la maison de Corneille et de Molière, on les régale des Petits oiseaux, en attendant la Sensitive ou les 37 sous de M. Montaudoin. Est-ce une preuve qu’ils aiment la musique ? C’en est une, en tout cas, qu’ils n’aiment guère le théâtre, ou qu’ils l’aiment mal, et qu’ils aiment encore moins la littérature.

On l’oublie trop : le grand art, l’art même sans épithète, ne sera jamais, et n’a jamais été populaire. Qui donc a dit que ce qui l’étonnait le plus dans la tragédie de Corneille et de Racine, c’était qu’il se fût trouvé un parterre pour l’applaudir, un public pour l’encourager ? Mais qui que ce soit, il a bien dit. Dans le Cid ou dans Phèdre, ce que la foule applaudira toujours, c’est le « mélodrame » qui leur sert de support, et si ce « mélodrame » est d’ailleurs adroitement combiné, ne croyez pas qu’elle fasse la différence de Phèdre à Lucrèce, ou du Cid à la Fille de Roland. Pareillement, dans la comédie, que croyez-vous qu’elle aime de l’École des femmes ou de Tartufe ? Les occasions qu’elle y pourrait trouver de réfléchir, ou d’admirer ? Non pas, mais uniquement les occasions qu’elle y trouve de rire, et trop souvent les endroits mêmes qu’on en voudrait pouvoir ôter. Or, si le lecteur y veut bien songer un instant, c’est ici le principe de toutes les subventions ; c’est ce qui les fonde et ce qui les justifie. S’il y a sans doute un intérêt majeur, dans une démocratie surtout, à ce que les intérêts du grand art ne soient pas méconnus, il appartient à l’Etat d’y veiller, et non pas de rien diriger, mais de tout protéger contre l’envahissement de la vulgarité. Parce que la comédie de Molière et la tragédie de Racine marquent le plus haut point que le génie français ait atteint dans l’art dramatique, l’État subventionne la Comédie-Française. De peur que le public y coure moins nombreux qu’à la Cagnotte ou qu’au Courrier de Lyon, il lui donne 240,000 francs, qu’il ne donne ni au Palais-Royal ni même au Vaudeville. Et il n’empêche pas d’ailleurs la foule de préférer Labiche à Molière ; mais, contre les caprices de la mode, il maintient les droits de Molière, et, pour autant qu’il est en lui, il empêche ainsi le commun héritage de périr dans l’indifférence.