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faites à Jeanne n’avaient pas pour objet la fin surnaturelle, mais uniquement les intérêts du temps, la guerre, un principat politique. » Cette difficulté n’arrête pas Cybole, il s’en tire comme il peut ; le moyen âge avait l’esprit subtil et se tirait de tous les mauvais pas, aussi bien Cybole ne demandait point qu’on la canonisât. Au début, quand ses premiers examinateurs lui prouvaient par les auteurs sacrés qu’on ne devait pas la croire, elle leur répondait : « Écoutez, il y en a plus au livre de Dieu que dans les vôtres. Je ne sais ni A ni B ; mais je viens de la part de Dieu pour faire lever le siège d’Orléans et sacrer le dauphin à Reims. »

Elle eut toujours l’intime conviction, le sentiment profond que sa mission ne regardait pas l’église. Qu’ils soient les amis ou les ennemis de son roi, que lui importe ce que des prélats peuvent penser de son œuvre ! Ont-ils à légiférer sur les événemens de ce monde ? « Vous dites que vous êtes mes juges ; avisez bien à ce que vous ferez, car vraiment je suis envoyée de Dieu et vous mettrez votre âme en grand danger… Le saint-père le pape de Rome, les évêques et autres gens d’église sont pour garder la foi chrétienne et punir ceux qui défaillent ; mais quant à moi, de mes faits, je me soumettrai seulement au seigneur qui me les a fait faire… Ce que j’ai fait et dit de la part de Dieu, je ne le révoquerai pas pour quelque chose que ce soit au monde, ni pour homme qui vive… Je m’en rapporte à Notre-Seigneur, dont je ferai toujours le commandement, et je sais que ce que j’ai fait est du commandement de Dieu. » Quand elle disait qu’on la menât au pape, qu’elle lui répondrait, elle espérait trouver en lui quelqu’un qui la comprendrait mieux que l’évêque de Beauvais ; mais elle n’admettait pas que le pape lui-même fût juge de ses actions. « J’ai bon maître, à savoir Notre-Seigneur, auquel je m’en rapporte de tout, et non à un autre. » Vous l’entendez, ses croyances, elle les soumet humblement à l’église, car elle est bonne chrétienne, et l’église est souveraine en ces matières ; mais ses dits et faits ne concernent que Dieu, qui lui a montré sa route, ses frères du Paradis, qui lui ont expliqué ce qu’elle avait à faire.

Durant les cinq années qui s’écoulèrent entre sa première connaissance avec ses voix et sa sortie de la maison paternelle, dans ce temps de crise, de tourment, alors que les cruelles messagères devenaient chaque jour plus pressantes, plus impérieuses, et que tour à tour séduite ou épouvantée, et tantôt s’abandonnant, tantôt se reprenant, elle leur marchandait encore son obéissance, elle avait beaucoup réfléchi, beaucoup rêvé ; elle s’était fait son idée des choses de ce monde, et ce n’est pas pour un dogme, c’est pour une idée qu’elle va combattre et mourir. A vrai dire, son idée n’est qu’un dogme sécularisé. Tout à la fois elle distingue le temporel du spirituel, et elle les confond en