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Jeanne pouvait penser ce qu’elle voulait sans avoir de comptes à rendre à l’église. Mais ce grand inquisiteur va plus loin encore. Il déclare que l’inspiration divine apporte la liberté, et il cite cette parole d’Aristote, approuvée par saint Thomas d’Aquin : « A ceux qui sont conduits par un instinct divin, il n’est pas expédient d’être conseillés par la raison humaine. « Il ajoute : « Dans ce que Dieu commande par l’inspiration divine secrète, il doit passer avant tout homme qui commanderait le contraire. Si les docteurs catholiques enseignent que ne pas acquiescer à une révélation divine est un péché d’infidélité, combien plus de la renier ! .. Jeanne avait une connaissance indubitable de ce qui lui avait été révélé, sa certitude était ferme ; elle ne devait en cette matière obéir à personne ; abjurer ces révélations, c’eût été se parjurer et mentir ; agir contre sa conscience, c’est édifier pour l’enfer. Il ne faut pas, à la voix d’un prélat, déposer une conscience fondée sur une créance bien éprouvée[1]. »

Ainsi parlait l’inquisition du XVe siècle par la bouche d’un dominicain. Ne calomnions pas l’église du moyen âge ; si elle a commis de lourds péchés, elle a inspiré et des merveilles d’art et des folies de vaillance ou de tendresse. Elle travailla à sa manière pour la civilisation ; elle travailla aussi, moitié le voulant et le sachant, moitié malgré elle, pour la liberté de l’esprit, car il se fit de grandes choses en ce temps, et quand la liberté manque, il ne se fait rien de grand. Elle ne prétendait pas couler toutes les âmes dans le même moule ; elle admettait beaucoup de variétés dans les opinions, dans les sentimens, comme dans les conduites et dans le gouvernement de la vie ; la diversité dans l’unité était sa devise. Elle n’a jamais combattu le mysticisme que lorsqu’il osait toucher au dogme ou qu’il prenait en mépris les sacremens et les œuvres ; hors de là, les mystérieux entretiens du cœur avec son Dieu lui étaient sacrés. Comme on l’a remarqué, le livre de l’Imitation commençait à se répandre au temps de Jeanne d’Arc ; on y lit ces mots : « Que les docteurs, que les prophètes se taisent ! Seigneur, parlez-moi vous seul ! » L’auteur de ce livre étonnant fut-il jamais traité d’hérétique ?

Et pourtant, après qu’on a tout dit, il faut convenir que cette sainte fut une sainte à part, qui n’a pas sa semblable dans les fastes sacrés. Ce qui la distingue entre toutes, c’est qu’elle n’a pas travaillé pour l’église, que sa mission fut toute temporelle, et c’est là ce qui justifie ceux qui ne veulent lui rendre qu’un culte tout laïque. Les savans théologiens qui préparèrent entre 1450 et 1456 la révision de son procès en conviennent eux-mêmes. Robert Cybole, chancelier et chanoine de Paris, doyen d’Evreux, le dit en propres termes : « Les révélations

  1. La Pucelle devant l’église de son temps, p. 516.