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médité d’écrire, avant même que Molière eût paru, cette Apologie de la religion chrétienne dont les Pensées sont les fragmens. Comme depuis plus de cent ans les éditeurs des Pensées les ont disposées dans un ordre d’autant plus arbitraire qu’il diffère davantage de celui de l’édition de 1670, donnée par Port-Royal, on a cru, on croit trop souvent encore que Pascal a écrit pour lui-même, sans autre intention que de résoudre ses propres doutes et de s’assurer des fondemens de sa foi. Mais il suffit de se reporter à l’édition de 1670 et d’y relire le fragment célèbre contre l’Indifférence des athées, pour se rendre certain que, si la mort n’était pas venue l’interrompre, l’Apologie de la religion chrétienne, comme les Provinciales, devait être, avant tout, œuvre de polémique, et qu’après avoir combattu la « dévotion aisée, » c’était bien le « libertinage » que Pascal s’était proposé d’y combattre.


Je ne sais ni qui m’a mis au monde, fait-il dire au libertin, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même… Comme je ne sais d’où je viens, aussi je ne sais où je vais, et je sais seulement qu’en sortant de ce monde je retombe pour jamais dans le néant, ou dans les mains d’un Dieu irrité… Et de tout cela je conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à ce qui me doit arriver, et que je n’ai qu’à suivre mes inclinations sans réflexion et sans inquiétude,.. et en traitant avec mépris ceux qui se travailleraient d’un autre soin, je veux aller sans prévoyance et sans crainte… et me laisser mollement conduire à la mort dans l’incertitude de l’éternité de ma condition future. (Pensées. Éd. 1670. Contre l’indifférence des athées, 1-18.)


On reconnaît ici le langage de Montaigne ; et, je ne puis pas dire que ce fût aussi celui de Descartes ; mais j’ai tâché pourtant de montrer, dans une précédente Étude, qu’avec son affectation de mettre à part de la science les vérités de la religion et les règles de la morale, Descartes n’avait pas laissé d’aider aux progrès de l’indifférence et du « libertinage. » Ou plutôt, ce qui n’était avant lui qu’une façon de vivre autant que de penser, il l’avait fondé, si je puis ainsi dire, en raison, — par conséquent en droit ; — et sans doute les « libertins » ne s’étaient pas rangés précisément au cartésianisme, mais ils y avaient trouvé l’excuse et la justification de leurs principes habituels de conduite.

C’est ce que prouve un texte de Spinosa, dans cette Éthique, où je ne puis voir, généralement, qu’une doctrine de la libération, et, comme dans le de Natura rerum de Lucrèce, une intention de délivrer la vie humaine des terreurs que font peser sur elle les vains fantômes de la superstition. Au nom du cartésianisme et de l’épicuréisme, conjurés ce jour-là contre la religion, n’est-ce pas en