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« honnête homme » que son ami La Fontaine ; et, s’il n’a jamais rien enseigné de très haut ni de très noble, — ce qui n’est pas, après tout, l’affaire de la comédie, — du moins n’a-t-il rien enseigné qui ne soit, en apparence, sage et raisonnable. Mais ce qu’il n’aime pas de la religion, c’est ce qui s’oppose à la philosophie dont il est ; c’est le principe sur lequel toute religion digne de ce nom repose ; et c’est la contrainte surtout qu’elle nous impose. Tandis qu’on enseigne autour de lui, non-seulement parmi les jansénistes, mais parmi les jésuites aussi, que la nature humaine est corrompue dans son fonds ; que nos plus dangereux ennemis, nous les portons en nous et que ce sont nos instincts ; qu’en suivant leur impulsion nous courons de nous-mêmes à la damnation éternelle ; qu’il n’y a donc d’espoir de salut qu’à les tenir en bride ; que la vie de ce monde nous a été donnée pour ne pas en user, et la nature pour nous être une perpétuelle occasion de combat, de lutte, et de victoire sur elle-même, Molière, lui, croit, comme nous l’avons montré, précisément le contraire. Il croit « qu’il ne faut rien refuser à notre corps ou à nos sens de ce qu’ils désirent de nous en l’exercice de leurs puissances et facultés naturelles ; » il croit qu’en suivant nos instincts, nous obéissons au vœu de la nature ; et, puisqu’enfin nous faisons nous-mêmes partie de la nature, il croit qu’on ne saurait dire s’il y a plus d’insolence et plus d’orgueil, ou plus de sottise et de folie, à vouloir vivre non-seulement en dehors et au-dessus d’elle, mais contre elle. La contradiction n’est-elle pas évidente ou flagrante ? Sous le nom d’hypocrisie, n’avouera-t-on pas bien que c’est à cette contrainte morale qui fait le fond de la religion, — qui le faisait uniquement depuis l’apparition du calvinisme et du jansénisme, — que Molière s’en est pris avec son Tartufe ? Ce qu’il a voulu nous montrer, n’est-ce pas qu’en nous enseignant à n’avoir « d’affection pour rien, » la religion nous enseignait à nous détacher, non pas tant de nous-mêmes, que de ces « sentimens humains » qui font le prix de la vie ? N’est-ce pas enfin que les dévots, vrais ou faux, sont toujours dangereux ; qu’en proposant aux efforts des hommes un but inaccessible, ils les dissuadent de leurs vrais devoirs ; et qu’en prêchant enfin, comme ils font, le mépris ou l’effroi du monde, ils nous détournent de l’objet de la vie, qui est d’abord de vivre ?

C’est ici, je le sais, qu’on invoque les discours de Cléante :


Il est de faux dévots ainsi que de faux braves ;
Et, comme on ne voit pas qu’où l’honneur les conduit
Les vrais braves soient ceux qui font beaucoup de bruit,
Les bons et vrais dévots, qu’on doit suivre à la trace,
Ne sont pas ceux aussi qui font tant de grimace.