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Tartufe ; ils étaient de plus haute origine, d’un autre monde, et plus importuns, plus gênans pour le roi lui-même et pour Molière. En premier lieu, la reine mère, Anne d’Autriche, témoin secret des larmes de la jeune reine Marie-Thérèse, et qui craignait de voir Louis XIV compromettre, au hasard de ses amours faciles, sa santé d’abord, la gloire de son règne en ce monde, et son salut dans l’autre. C’était le prince de Conti, — sur lequel on veut que Molière ait pris le modèle et la mesure de son don Juan, — et c’était sa sœur, la duchesse de Longueville, tous les deux convertis maintenant, et dont je ne sais comment, ni pourquoi nous osons suspecter l’entière sincérité. C’était encore cet éloquent abbé qui commençait de prêcher ou plutôt de tonner, dans les chaires de Paris, contre l’Amour des plaisirs temporels, le futur évêque de Condom et de Meaux, le futur précepteur du dauphin, en attendant qu’il écrivît ses Maximes sur la comédie. Et, à la ville enfin comme à la cour, c’étaient les jansénistes, les Desmares et les Singlin, les gens de Port-Royal, ceux du « parti, » comme on disait alors, c’était l’honnête et doux Nicole, c’était Arnauld, c’était ce chrétien austère et passionné qui usait ce qui lui restait de forces à griffonner les fragmens du livre des Pensées, c’était Pascal ; — et je ne nomme ici que les plus importans.

Voilà les ennemis ou les adversaires de Molière, les vrais dévots, non pas les faux, ceux que l’éclat du succès de l’École des femmes avait fait murmurer, et surtout ceux dont l’indignation et le crédit menaçaient ou pouvaient menacer la liberté de son art. Pour toute sorte de motifs, Molière a craint que les dévots,


Les bons et vrais dévots, qu’on suivait à la trace,


ne contraignissent un jour la vivacité de sa satire, si même ils ne réussissaient à l’éteindre. « J’attends avec respect l’arrêt que Votre Majesté daignera prononcer sur cette matière, — lit-on dans le second Placet relatif à Tartufe, celui de 1667, — mais il est très assuré qu’il ne faut plus que je songe à faire de comédies si les Tartufes ont l’avantage, qu’ils prendront droit par là de me persécuter plus que jamais, et voudront trouver à redire aux choses les plus innocentes qui sortiront de ma plume. » Nous lisons également dans la triomphante préface de 1669 : « Ou l’on doit approuver la comédie du Tartufe, ou condamner généralement toutes les comédies… C’est à quoi l’on s’attache furieusement depuis un temps, et jamais on ne s’était si fort déchaîné contre le théâtre. » Là, pour Molière, était le danger. Il redoutait, avec son instinct, que le jansénisme ne fit du théâtre ce que le puritanisme en avait fait en Angleterre.