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attendant, les collations, les concerts s’organisent, et dans les tableaux des maîtres contemporains on voit, près d’une table couverte d’un tapis de Turquie, une jeune dame fraîche et claire jouant du luth, tandis qu’un cavalier l’écoute, l’œil attendri, et oublie de boire l’hypocras dans le verre allongé qui vient de lui être servi.

Nous n’avons pas montré, non plus, l’attraction exercée sur la France entière, et déjà sur le reste de l’Europe, par cette ville où se rencontraient les cadets de Gascogne, les poètes de Normandie, les savans de l’Ecosse, les soldats de l’Allemagne, les capitaines de la Hollande, les comédiens, les ruffians et les politiques de l’Italie : tous parlant leurs idiomes propres ou communiquant entre eux par une sorte de sabir dont le latin et le français italianisé faisaient le fonds. Nous n’avons pas dit, enfin, la grande admiration et la grande envie que Paris inspirait déjà aux étrangers par son climat tempéré, sa bonne humeur, sa vie facile, la sociabilité aimable et polie de ses habitans.

Il aurait fallu, dans un tableau de cette sorte, animer ce « Paris sans pair » dont parle le proverbe, célèbre par ses soldats, par ses professeurs, par ses théologiens, par ses marchands, se reprenant à la vie, après les fureurs civiles qui venaient de le déchirer, orné par Henri IV, embelli par le goût italien, s’accoutumant à la douceur d’une existence plus paisible et mieux ordonnée, s’ouvrant à la lumière, s’éclairant le soir de lanternes bien entretenues, s’arrachant à la crasse et à la boue du moyen âge, ordonnant mieux sa police et sa voirie, et méritant de plus en plus, malgré tant de misères et de pauvretés subsistantes, l’ardent amour qu’il inspirait à Montaigne : « Elle a mon cœur dès mon enfance et m’en est advenu comme des choses excellentes ; plus j’ai vu depuis d’autres villes belles, plus la beauté de celle-ci peut et gagne sur mon affection. Je l’aime pour elle-même, et plus en son être seul que rechargé de la pompe étrangère ; je l’aime tendrement, jusques à ses verrues et à ses taches. Je ne suis Français que par cette grande cité, grande en peuples, grande en félicité de son assiette, mais surtout grande et incomparable en variété et diversité de commodités, la gloire de la France et l’un des plus beaux ornemens du monde. »


GABRIEL HANOTAUX.