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les gens portant rapière, les tireurs de laine et les coupeurs de bourse :


Ce pont est rempli de filous,


dit un contemporain, et le proverbe était qu’on ne traversait jamais le Pont-Neuf sans y rencontrer trois choses : un moine, une fille et un cheval blanc.

La chaussée du pont était assez mal entretenue et comptait, comme dit un autre poète, « plus d’étroncs que de pavés. » L’ordure s’entassait au pied du cheval de bronze. Une foule de petites boutiques portatives se pressaient sur les trottoirs. La grande distraction pour le Parisien, c’était, tout d’abord, la Samaritaine, pompe hydraulique, construite sur le second pilier, du côté du Louvre. Sa façade, qui regardait le pont, était assez richement décorée. Le principal motif représentait Jésus en conversation avec la Samaritaine, auprès du puits de Jacob. Ce groupe, l’horloge, le carillon qui sonnait des airs variés, le Jacquemart qui frappait les heures, devinrent, pendant deux siècles, un fécond sujet de plaisanterie pour la causticité parisienne. On compte par centaines les pamphlets politiques qui mettent en scène la Samaritaine et le Jacquemart.

Le badaud pouvait ensuite s’arrêter soit à l’audition des marchands de chansons nouvelles, soit au récit des poèmes de carrefour, soit à la loterie des tireurs à la blanque, soit à la parade des arracheurs de dents, qui dirigeaient souvent de véritables troupes de comédiens. Toute la littérature orale et familière du temps se rattache au Pont-Neuf, depuis Tabarin jusqu’à Brioché, depuis Cormier, un instant rival de Molière, jusqu’à Dassoucy, depuis Francion jusqu’au Roman bourgeois. Bon ou mauvais, c’était là que battait le cœur du Paris populaire. Dans ce pays du rire, le quolibet de Tabarin, la chanson du Pont-Neuf, la plaisanterie de Gauthier Garguille, eurent souvent une force de pénétration et une puissance d’opinion qui tinrent en échec la volonté du prince et l’autorité des lois.

Du Pont-Neuf on entrait immédiatement dans la Cité, par la place Dauphine, dont le dessein avait fait partie du même plan que le pont lui-même. Bâtie en triangle, avec ses maisons blanches et rouges et ses toits égaux, c’était une des belles places de Paris. Ses deux entrées, situées en regard l’une de l’autre, servaient de passage pour la circulation qui s’établissait naturellement entre le Pont-Neuf et le Palais.