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dame attrapait sur le rivage. Enfin, au moment où ces infortunés allaient succomber à leurs maux, une chaloupe canonnière anglaise vint à passer en vue de cette côte déserte. Les marins ayant aperçu avec une lunette quelqu’un sur le rivage, envoyèrent un canot qui les recueillit. Ils en prirent soin et les ramenèrent à Damiette. Je regrette de ne plus me rappeler les noms de cet officier et de sa femme. Mais on comprend que quand cette histoire touchante se fut répandue dans l’armée, on en ait conclu que les Anglais auraient fait de même pour tous les autres. Alors tous ceux qui pleuraient un parent, un ami, un camarade, ont amèrement reproché au général en chef d’avoir abandonné devant Saint-Jean-d’Acre des blessés et des malades sans essayer de les sauver en les confiant aux Anglais. Peut-être la présence de la peste aurait-elle fait reculer ceux-ci ; mais, du moins, Bonaparte aurait dû considérer comme un devoir sacré de tenter la négociation.

Le 7 juin, l’avant-garde arriva au Caire ; par mesure de précaution, elle fut mise en quarantaine et n’entra que le 12. L’armée suivait dans un état misérable ; elle était réduite de moitié. Bonaparte, qui, pendant la marche, avait eu à souffrir de son impopularité parmi ses soldats, ne pouvait mettre en doute combien cette expédition malheureuse avait diminué son prestige aux yeux de la population. Voulant jouer son rôle jusqu’au bout, il prescrivit que l’armée et lui feraient, le 14, une entrée solennelle, à laquelle on voulut donner l’apparence d’un triomphe, pour en imposer au peuple égyptien, qui certainement ne prit pas le change.

Nous étions en Égypte depuis un an, et déjà l’élite de l’armée avait disparu. Elle avait perdu, par le feu et les maladies, plus de la moitié de son effectif. Le reste n’avait que bien peu d’espoir de revoir jamais la patrie, puisque la flotte, qui aurait pu nous ramener, avait été détruite. Nos ennemis étaient maîtres de la mer. Nous étions absolument sans nouvelles de ce qui se passait en Europe, car depuis le débarquement pas un homme n’avait reçu un mot de sa famille. Nous étions étroitement bloqués par mer et par terre et nous ne pouvions espérer aucun secours. Six mois de solde étaient arriérés. L’armée luttait contre des maladies horribles inconnues en Europe. Elle faisait une guerre à mort à toute la population d’Égypte et elle devait se préparer à lutter contre toutes les forces musulmanes de l’Europe et de l’Asie.

Cependant, supportant les privations, les fatigues et les dangers avec constance, l’armée d’Égypte opposait à tant de maux sa discipline et sa valeur demeurées intactes.