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les soldats) n’auraient pu, même s’ils avaient guéri, rendre aucun service désormais au général en chef[1].

Si les abandonnés de Jaffa ont bu de l’opium, ils ont eu une mort plus douce que les autres, car cette retraite fut terrible[2]. Beaucoup d’hommes et presque tous les chevaux périrent dans cette marche. On abandonna, chemin faisant, bien des blessés et bien des malades, avant qu’ils ne fussent morts, et les Bédouins terminèrent leurs souffrances. Nous avions terrorisé les habitans de Jaffa par l’exécution des prisonniers, Jaffa devait être le théâtre de cruelles représailles.

Mais l’armée formula contre Bonaparte une accusation plus grave : celle de n’avoir pas cherché, avant de quitter Saint-Jean-d’Acre, à sauver ses blessés par mer. On disait que l’on eût pu les envoyer chercher par des navires et que Sydney Smith avait offert de les laisser conduire à Alexandrie ; qu’il proposait même, pour les soustraire au fanatisme des Turcs, de les y transporter sur des bâtimens anglais ; que non-seulement Bonaparte ne chercha à ouvrir, à ce sujet, aucune négociation avec les Anglais ; mais qu’il rejeta leurs offres et, par orgueil, finit par défendre, sous peine de mort, d’avoir aucune communication avec eux. Un fait que je vais raconter donna créance, dans toute l’armée, à cette grave accusation contre le général en chef.

Quand ils se virent abandonnés, à Jaffa, à la fureur des Turcs, les blessés éclatèrent en malédictions contre le général Bonaparte, contre leurs chefs, et contre leurs camarades. Les plus courageux essayèrent de suivre, en se traînant, en s’aidant de bâtons transformés en béquilles. Presque tous succombèrent en route ou furent massacrés. Parmi ces malheureux se trouvait un officier, amputé d’une jambe, que sa femme avait accompagné en Syrie. Appuyé sur son bras et sur un bâton, il s’était mis en marche le long du rivage de la mer, parce que le sable mouillé enfonçait moins. Le troisième jour, les forces de cet officier étant épuisées par sa blessure, par la fatigue, et par l’absence de toute nourriture, il dit à sa femme de le laisser là et de tâcher de se sauver elle-même. Résolue à partager son sort, elle refusa obstinément de l’abandonner. Ils se nourrirent pendant plusieurs jours avec des crabes, que cette

  1. Ce propos est grave, nous le reconnaissons, et touche à l’indiscipline ; mais il a un grand intérêt, car il peint bien l’état d’esprit des soldats qui venaient d’échouer en Syrie. Ils commençaient à comprendre que le général Bonaparte avait pu avoir un intérêt personnel dans l’expédition d’Egypte et qu’ils combattaient pour cet intérêt. (P. V. R.)
  2. Quel rapprochement à faire avec la retraite de Moscou, sous deux climats si opposés ! (P. V. R.)