Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 100.djvu/591

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

courrier du colonel, j’étais redescendu dans sa chambre, quand j’entendis crier que mon ami allait se noyer. Je sautai du pont du vaisseau dans la mer et parvins, avec beaucoup de peines, à le repêcher, à le soutenir, et à le ramener. Toutes les embarcations étaient à terre pour la corvée d’eau.

La défense des chevaliers de Malte et de leurs troupes mercenaires avait été assez molle. Après avoir aboli l’ordre, Bonaparte avait déclaré la place forte de Lavalette (qui était réputée une des meilleures de l’Europe) et son excellent port, propriétés de la république française. Il y laissa une garnison de 4,000 hommes sous les ordres du général Vaubois[1].

Après une relâche de six jours, la flotte reprit la mer le 30 prairial. Nous passâmes la journée du 1er messidor à croiser pour protéger, au besoin, la sortie de l’escadre. Nous nous dirigeâmes toujours vers l’Est. Rien n’était majestueux comme cette flotte, composée de plus de 400 bâtimens, naviguant de conserve. Nous apprîmes seulement alors que notre destination était l’Égypte.

Douze jours après notre départ de Malte, on signalait la côte d’Égypte, et nous mouillions en face d’Alexandrie, sans avoir aperçu une voile ennemie[2]. Le 14 messidor (3 juillet 1798), quoique le vent fût violent et la mer très houleuse, nous débarquâmes à la Tour-des-Arabes, à une lieue à l’ouest d’Alexandrie. Le mauvais état de la mer avait rendu malades les soldats, leurs officiers et même beaucoup de marins. Heureusement, nous ne trouvâmes pas d’ennemis sur la plage.

L’escadre et les bâtimens de transport mirent à terre des vivres, composés d’un peu de bétail, de viandes salées, de vin de Provence et d’eau-de-vie. Il en fut distribué pour plusieurs jours.

On avait débarqué avec nous du biscuit et des légumes secs, mais nous n’avions ni marmites ni eau pour faire cuire les denrées distribuées. A l’exception du biscuit, elles demeurèrent inutiles, d’autant plus que nous ne disposions d’aucuns moyens de transport. Ce qu’il eût fallu, avant tout, c’eût été de l’eau et les moyens d’en transporter pour quelques jours. Des viandes salées, du vin de Provence et de l’eau-de-vie ne convenaient guère pour préparer les hommes à exécuter, sous le soleil de juillet, en Égypte,

  1. Plus tard, la place fut investie et assiégée par les Anglais. Vaubois, non secouru, fut obligé de capituler à son tour. Les Anglais s’emparèrent ainsi du meilleur port de la Méditerranée. Ils refusèrent de le rendre, ce qui amena la rupture de la paix d’Amiens, et ils y sont encore aujourd’hui.
  2. Que l’on ait pu dissimuler pendant six semaines un pareil armement à la vigilance des Anglais, c’est vraiment un miracle ! Que serait-il arrivé si la flotte de Nelson, qui, quelques semaines plus tard, devait écraser la nôtre à Aboukir, l’avait rencontrée pendant qu’elle était encombrée de troupes et de matériel ?