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servir. Il ne fut nullement question de mon instruction militaire. Dès le surlendemain de mon arrivée à Nice, je fus coucher au bourg de l’Escarène. Le jour suivant, j’abandonnai la grande route qui conduit à Sospello, pour prendre celle qui, par le village de Luceran, se dirige vers le Col-Noir, où mon bataillon devait se trouver au bivouac. Je le joignis au moment où il se mettait en marche pour attaquer les avant-postes de l’ennemi.

Je suivis mes camarades au feu, et comme je n’avais jamais touché un fusil, ils m’apprirent, tout en marchant, à le charger, à viser et à faire feu. Quoique ce fût mon début, je n’éprouvai aucune crainte, et même le combat me parut trop tôt terminé. Il est vrai que de part et d’autre on tirait d’un peu loin. Je ne vis tomber aucun de mes voisins et je tirai beaucoup de coups de fusil, sur la fumée des ennemis, sans pouvoir juger de leur effet.

Les Piémontais furent chassés de leurs positions et chaudement poursuivis par les volontaires et les soldats des régimens de ligne, qui rivalisaient d’ardeur. Le soir, nous fîmes des feux et, pour la première fois, je passai au bivouac une nuit qui me parut longue. J’avais froid. Je n’avais, pour me couvrir, que mon uniforme, c’est-à-dire une veste et un habit. Nous n’avions pas de capote, et aucune sorte de couvertures. Dans cette saison (15 mars), les Alpes étaient encore toutes couvertes de neige, les nuits étaient glaciales. Je me trouvais heureux d’avoir été élevé durement, d’avoir été habitué, dès l’enfance, à ne jamais m’approcher du feu, à passer la nuit nu-tête, à être, en toutes saisons, peu vêtu. En quelques jours, je me fis si bien à cette vie nouvelle, que, au bivouac, dans les hautes régions des Alpes, souvent sur la neige ou la glace, je dormais, loin du feu, pendant une nuit tout entière.

Le lendemain, nous délogeâmes les ennemis de leurs positions dans la vallée de Lantosca, puis l’armée fut mise en cantonnemens. Le 1er bataillon de l’Hérault prit le sien au village de la Boullène, où nous éprouvâmes un manque absolu de toutes choses. Les vivres ne nous parvenaient qu’avec la plus grande difficulté. Les barbets, milice du pays, se postaient sur les passages difficiles que devaient traverser nos convois, attaquaient ceux-ci, les pillaient, massacraient leurs escortes, quand elles étaient faibles, et s’emparaient de nos vivres. Cela arrivait souvent, et, par conséquent, souvent aussi nous jeûnions[1].

Lors de leur formation, les bataillons de volontaires avaient été autorisés à désigner, par voie d’élection, leurs officiers, sous-officiers et caporaux ; mais, dès qu’ils furent devant l’ennemi, on ne

  1. Il en fut ainsi jusqu’en 1796, et ce fut par ce rude apprentissage de quatre années que les vainqueurs de l’Italie, que nous allons suivre en Égypte, acquirent leurs grandes qualités militaires, et parmi elles une des plus rares, la sobriété. (P. V. R.)