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qualité pour répéter les ordres du commandant en chef, pour en marquer l’exécution ou pour accélérer les mouvemens qui en étaient la conséquence par des signaux particuliers.

Pendant que la répartition des vaisseaux en escadres et en divisions mettait entre les mains des amiraux des instrumens plus souples et que l’exacte transmission des signaux assurait à leurs ordres une exécution plus précise, l’expérience de la grande guerre faisait sentir le besoin de multiplier les ordres de marche pour satisfaire à des circonstances variées et de fixer les règles qui devaient permettre à une flotte de passer sans confusion, sans accidens, d’un ordre à un autre.

C’était la naissance de la science des évolutions. La ligne de file, nous le disions plus haut, s’était imposée tout d’abord comme l’ordre de marche naturel, instinctif ; mais cet ordre, quand il s’agissait de conduire 100 vaisseaux, avait le grand inconvénient de développer l’armée sur un espace considérable : si à la longueur (50 ou 60 mètres) de chacun de ces navires, nous ajoutons l’encablure, 200 mètres environ, qui devait les séparer de leur « matelot d’avant, » on voit tout de suite qu’une flotte de 100 vaisseaux étendait sur la mer un mince cordon de 25 kilomètres, de 13 à 14 milles marins. C’est dire que le commandant en chef, encore qu’il se plaçât en général au milieu du corps de bataille, ne pouvait ni diriger efficacement sa pointe d’avant-garde, ni surveiller effectivement la queue de son arrière-garde. Que l’ennemi se présentât à l’improviste, au détour d’une côte, au sortir d’un banc de brume ou d’un grain de pluie, et l’action s’engageait en tête ou en queue, souvent contre le gré du commandant en chef, en tout cas sans que, de longtemps, il pût en prendre la direction. Il arrivait même que le succès se décidât avant que l’arrière-garde lût en mesure d’intervenir, et souvent il ne lui restait plus qu’à couvrir la retraite : ce fut le cas de l’armée anglaise de Blake, en 1653, dans sa rencontre avec la flotte hollandaise, commandée par l’illustre amiral Tromp : celui-ci, qui avait concentré ses forces en formant ses 70 vaisseaux en trois colonnes, se jeta sur le centre de la flotte anglaise, développée sur un espace de 12 milles, et l’écrasa avant que l’arrière-garde eût le temps d’accourir. — Nous avons vu tout à l’heure que l’arrière-garde de l’armée combinée, à la bataille de la Hougue, avait été retardée par le calme alors que le gros et l’avant-garde recevaient déjà la brise qui poussait sur eux l’audacieuse flotte de Tourville ; pendant trois heures, les 25 vaisseaux de Shovel ne purent tirer un coup de canon, et c’est à cette circonstance, autant qu’à l’héroïsme des siens, que l’amiral français dut de n’être pas accablé dès le début de ce combat trop inégal.