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retraite sur le Mont-Saint-Michel. C’est là que la tradition a conservé sa pensive et chaste figure. Elle l’imagine dans une de ces robes blanches à traîne qui dessinent le corps svelte, coiffée du long hennin breton. Elle la voit sur la terrasse de sa demeure, en face de la baie silencieuse, étudiant les astres, sous la splendeur tranquille des longues nuits étoilées dont le calme n’était rompu que par le cri des sentinelles ou par la psalmodie des bénédictins. Elle la voit encore dans sa tourelle ronde, entourée de cartes célestes, traçant de grands cercles sur des feuilles de vélin et y disposant les signes du zodiaque avec les planètes pour trouver l’horoscope de son mari, pendant qu’il guerroyait en Espagne ou en Navarre. Peut-être la méditative figure de l’épouse fidèle, seul point fixe dans la tourmente de sa vie batailleuse, lui apparaissait-elle quelquefois dans ses rêves de la tente, sous l’apparence d’une vierge sage, une lampe d’argent en forme de colombe à la main. Son regard clair et doux sondait le lointain, et de la lampe partait un mince rayon qui allait illuminer, à une distance incommensurable, le grand portail d’une cathédrale, sur laquelle le guerrier déjà grisonnant et couvert de blessures lisait avec un frisson de triomphe le mot de : France ! Peut-être aussi Tiphaine cultiva-t-elle en son mari ce sentiment de protection vis-à-vis des faibles qui lui était inné malgré la rudesse de son naturel belliqueux.

Ce sentiment s’affirma dans une circonstance mémorable. Le roi de France, Charles V, confia à Du Guesclin une difficile besogne, celle de débarrasser la France des grandes compagnies de soldats mercenaires qui suçaient le pays jusqu’à la moelle et que commandait le terrible condottiere anglais, Hugh Caverley. Du Guesclin mène l’entreprise en habile diplomate, en chef expérimenté. Il va trouver le grand condottiere entouré de ses acolytes, et les allume si bien à ses discours qu’il les entraîne, sous son commandement, en Espagne, contre Pierre le Cruel et les Anglais.

Cependant le pape Urbain V, qui résidait à Avignon, ayant appris l’approche des grandes compagnies, eut peur et leur envoya un de ses cardinaux. « Le cardinal, qui mieux eût aimé aller chanter sa messe, dit à son chapelain : Dolent suis qu’on m’ait mis en cette besogne, car on m’envoie vers une gent enragée, qui conscience n’ont. Plût à Dieu que le pape y fût en sa jolie chape ! » Les soudards s’inclinèrent bénignement devant le cardinal, « encore, dit le chroniqueur, qu’il y en eût assez qui voulussent plutôt rober son vêtement. » Bertrand réclama pour les grandes compagnies, dont il avait pris le commandement, l’absolution et 200,000 besans d’or, « Nous les faisons honnêtes malgré eux. Dites au pape ce fait, car nous ne les pourrions emmener autrement. » Pour lever la