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des druides. Elle devenait plus belle et presque terrible, ses yeux le transperçaient comme deux poignards, quand elle lui révélait les trois cercles de l’existence : Annoufen, l’abîme ténébreux d’où sort toute vie ; Kîlk y Abred, où les âmes émigrent de corps en corps ; Kilk y Gwynfyd, le ciel radieux où règne le bonheur, où l’âme recouvre sa mémoire primordiale, où elle retrouve son Awen, son génie primitif. Alors elle disait de ces choses étranges et inquiétantes qui, huit siècles plus tard, tombaient encore des lèvres du vieux Taliésin et faisaient faire des signes de croix aux moines hibernais dans le couvent de Saint-Gildas : « La mort est le milieu d’une longue vie. Gwyd, le grand Voyant, m’a poussée hors de la nuit primitive avec la pointe d’un bouleau ; j’ai été marquée du signe d’une étoile par le sage des sages, dans le monde primitif où j’ai reçu l’existence. Goutte d’eau, j’ai joué dans la nuit ; feu, j’ai dormi dans l’aurore ; j’ai été primevère de la prairie, serpent tacheté de la montagne, oiseau de la forêt. J’ai transmigré, sur la terre, avant de devenir voyante. J’ai transmigré, j’ai dormi dans cent îles ; dans cent villes j’ai demeuré. Écoute les prophéties ; ce qui doit être sera. »

Et la troisième nuit, elle devenait sérieuse, impassible, visionnaire sous l’étreinte. Son âme déjà semblait absente. A la première lueur de l’aube, la druidesse elle-même pressait le départ du guerrier. Gravement, elle-même attachait à son cou, comme un talisman, le collier de coquilles consacrées. Elle-même allumait une torche de résine et la fixait à la barque longue et mince, creusée dans un tronc d’arbre, qui devait emporter le héros. Cette torche signifiait l’âme de la druidesse malheureuse, qui, chassée du sanctuaire de Bel-Héol, en proie aux tempêtes de la terre, devait après les temps révolus guider par-delà l’océan le chef qu’elle avait aimé. Redevenue la prophétesse inabordable, la mort solennelle dans les yeux, elle-même conduisait comme dans-un rêve son époux dans la barque, et puis, poussant un cri terrible, la lançait sur les flots. Alors, le rameur emporté par le flux était poursuivi par un chant doux et sauvage qui venait du rivage de l’ile : « Prends garde ! tu m’as possédée vivante ; morte je te posséderai et ne te quitterai plus. Je serai dans l’orage, je serai dans la brise. Je vibrerai dans le rayon de lune, je palpiterai dans les ténèbres. Fils de Bel-Héol, par Koridwen, je prends possession de toi. Souviens-toi des prophéties. Tu me verras dans la barque du départ. Ce qui doit être sera. »

Et la druidesse, assise sur son rocher, ne voyait plus qu’une torche dansant sur les flots, image de sa propre âme qui fuyait hors d’elle-même. Quand le flambeau avait disparu, elle vidait une