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transatlantique s’est substitué à l’archange. Ne le méprisons pas. L’idée transmise autour du globe avec la vitesse de l’éclair ; la matière à ce point domptée ; l’agent vital de l’atmosphère, de l’âme terrestre, l’électricité, qui, condensée en foudre, a tant de fois incendié cette église, fracassé ce clocher, le fluide redoutable et capricieux savamment domestiqué et devenu le messager docile de la pensée humaine, voilà certes une victoire dont saint Michel n’aurait pas à rougir. Mais elle sera plus difficile à remporter, l’autre victoire que symbolise l’archange terrassant le dragon, la victoire de l’esprit sur la bête humaine. Car si nous voulons connaître-le véritable sens de saint Michel, il faut le demander à ce profond penseur, à ce hardi symboliste qui l’a fait entrer dans le ciel chrétien, à l’auteur de l’Apocalypse, qu’une exégèse matérialiste a le tort de prendre à la lettre, au lieu de l’interpréter selon l’esprit. Pour le prophète de Patmos, l’ange Mikaël représente la force active de la sagesse spirituelle. Sa victoire dans l’humanité doit amener, selon lui, le triomphe de la « Femme revêtue du soleil, » c’est-à-dire, dans le sens ésotérique des symboles, de l’Intuition divine, rayonnante d’amour. Alors la Jérusalem céleste, ou la cité de Dieu descendra sur la terre ; en d’autres termes, l’harmonie divine se réalisera dans l’organisation sociale.

Ils l’ont rêvée, ils l’ont cherchée, cette Jérusalem, les docteurs, les moines, les architectes, les sculpteurs du moyen âge, — et l’ont vainement attendue. — Et comme la cité céleste ne descendait pas des nues, ils l’ont fait monter vers le ciel en pierres vives, avec leurs colonnettes fleuries, leurs arceaux enchevêtrés, leurs volutes et leurs clochetons. Redescendons l’escalier du clocher, retraversons l’église et entrons au cloître. C’est un bijou de fine architecture normande du XIIIe siècle[1]. La galerie quadrangulaire est formée par une triple rangée de colonnettes isolées en faisceaux, couronnées de voûtes ogivales d’une délicatesse exquise. Le tuf, le marbre, le granitelle et le stuc de coquillages broyés entremêlent leurs teintes brunes, roses et blanches dans cette colonnade. Le trèfle et l’acanthe, le chardon, le chêne et le lierre en fouillent les chapiteaux. C’est une élégante forêt de pierre, chatoyante de clair-obscur, ajourée de rosaces lumineuses. Sur quelle base a-t-elle poussé, de quel piédestal est-elle sortie ? Nous sommes ici au troisième étage de la Merveille, à côté du dortoir des moines, au-dessus de la salle des Chevaliers, à cent mètres au-dessus du niveau de la mer. Regardez par les fenêtres du

  1. Achevé en 1228, le cloître a été restauré de 1877 à 1888 par M. Corroyer avec un goût, parfait.