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touffus, tout cela sent plus la Bretagne que la Normandie. Le nom caressant des deux rivières, la Sée et la Sélune, n’a-t-il pas lui-même quelque chose de délicieusement païen ? N’est-il pas comme un dernier écho des forêts sonnantes de la Gaule druidique ? Les archéologues du pays prétendent qu’il vient du nom de Sènes que les Gaulois donnaient à leurs druidesses, ces magiciennes capricieuses et violentes qui prétendaient habiter les fleuves, commander aux tempêtes et gouverner le cœur des hommes par les élémens. Et de fait, elles leur ressemblent, les deux rivières tortueuses, aux reflets de couleuvre, qui se glissent par leurs estuaires vers les grèves perfides, où l’on s’enlise, sans qu’on sache où l’eau douce se change en l’onde amère, où finit la terre et où commence l’océan.

Mais hâtons-nous vers le but. Le chemin de fer nous a menés jusqu’à Pontorson, jolie petite ville normande à l’embouchure du Couësnon. Nous quittons enfin la voie ferrée pour nous engager sur la nouvelle chaussée qui conduit au Mont isolé dans sa solitude marine. Quelques fermes bordent encore la route. Mais insensiblement les arbres disparaissent, la végétation paludéenne des cristes-marines commence. On entre dans la région des dunes et des sables qui s’étendent luisans comme un miroir jaunâtre jusqu’à la pleine mer. Droit devant nous, au bout de la chaussée, se découpe sur le bleu sombre de l’océan le Mont-Saint-Michel, pyramide violette qui se termine en flèche par la tour de l’église. À mesure qu’on approche, se détachent les constructions et les édifices qui composent un ensemble unique d’étrangeté et de grandeur, fragment intact du moyen âge. La fière forteresse est ceinte vers le bas d’un ourlet de remparts garnis de tourelles dont la mer mouille le pied. Un amas de maisons accostées au roc, accrochées les unes aux autres comme des nids d’hirondelles, s’étagent sur les flancs du Mont. C’est la ville des Montois qui du XIIe au XVe siècle regorgeait de pèlerins, de chevaliers et de soldats. Elle n’abrite plus aujourd’hui que de rares familles de pêcheurs. Peintres et touristes y passent en automne comme des oiseaux voyageurs. La vieille abbaye domine ce fouillis de masures de ses puissans contreforts et de ses tours crénelées. Plus haut encore, et pour couronner le tout, la basilique ajoure sa nef légère, ses arcs-boutans et sa tour. L’aérienne cathédrale semble avoir été portée là miraculeusement, pour défier les vents et les flots. Roc, ville, château-fort, forment une masse homogène, d’une seule poussée hardie. En présence de ce magnifique morceau d’architecture et d’histoire, nous revient le mot de Vauban en face du dôme de Coutances : « Qui donc a jeté ces pierres dans le ciel ? »

La chaussée aboutit au mur plein de l’Avancée ouvrage