Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 100.djvu/515

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se trouver arrêtée par un cours d’eau perpendiculaire à celui qu’elle longeait, par un bief large et profond qui alimentait un moulin tout proche, et dont l’onde claire coulait rapide sur sa pente, aux abords du barrage et de l’écluse, en traversant ce bout de prairie. Sans doute, elle s’était dit que ses efforts actuels pour échapper à la poursuite de M. de Buttencourt seraient vains, et plus vains encore ses efforts à venir pour se soustraire à l’exécution des menaces suprêmes qu’il voulait lui faire entendre : il ne renoncerait jamais à elle, maintenant qu’elle s’était promise à un autre. Et cet autre avait refusé pareillement de renoncer à elle, il s’entêtait à vouloir l’épouser, non-seulement contre toutes les indications du sort, contre celles de la sagesse vulgaire, mais malgré sa prière même, — et surtout peut-être parce qu’il avait peur qu’elle ne retombât au pouvoir du premier. — Jalousie de l’avenir et jalousie du passé ! Ces deux amours, si différens en apparence, mais si pareils, au fond, quelles que fussent et la disparité des circonstances et les divergences intellectuelles ou morales : amours masculins, amours de mâles, amours orgueilleux, farouches, égoïstes, se rencontraient sur un terrain commun et allaient s’y heurter de front. La jeune fille croyait déjà entendre le choc. Et il n’y avait décidément aucun moyen pour elle, ni aucune chance d’empêcher le conflit redouté : l’homme qui l’aimait le plus ou le mieux ne l’aimait pas encore assez pour lui sacrifier son amour; aucun homme n’aime assez pour mettre l’objet de sa passion au-dessus de sa passion même !

Il valait donc tout autant se rendre, s’abandonner à la merci du hasard. — Elle parut, en effet, vouloir reprendre son cheval ; elle se renversa même en arrière pour l’arrêter, et elle allait peut-être y parvenir, aidée par le très proche voisinage de l’eau, car le bief avait quelque six mètres de large. Mais, juste à ce moment, la voix de Frantz s’éleva, stridente et colère, dans le lointain :

— Sangdieu ! arrêtez-vous, butor ! Vous allez la faire tuer !… C’est le galop de votre cheval qui affole le sien !…

La querelle était entamée. Marie-Madeleine voulut-elle, à tout prix, y apporter une diversion ? Son cheval, trop lancé, trop excité, ne put-il s’arrêter à temps? Ou bien n’y eut-il là pour elle qu’une occasion propice de mettre à exécution un dessein vaguement prémédité depuis la veille ?.. Toujours est-il que Forward sauta dans l’eau, que l’amazone se sépara de sa monture, et que, prise par un remous, les jambes embarrassées dans sa jupe, elle disparut. — Au même instant, on sonnait l’hallali, l’hallali dans l’eau!

Le corps de Marie-Madeleine ne fut retrouvé que le lendemain, engagé sous une vanne à demi levée du moulin, où l’avait accroché et retenu l’ample jupe flottante.

Henry Rabusson.