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Pentateuque, Isaïe, les Psaumes ont exercé une bien plus grande action sur le monde. Job a produit l’étonnement, la terreur ; le moyen âge n’osa le traduire[1] ; il est surprenant qu’il soit resté dans le Canon. Si le Cantique des Cantiques prouve qu’Israël fut jeune à son jour, le livre de Job prouve aussi qu’à son jour il pensa librement. Certes, les limites du développement philosophique qui pouvait sortir d’un tel esprit se laissent entrevoir. L’immensité du Dieu de Job ne devait pas permettre un complet embrassement du Cosmos. L’étude analytique de la réalité était impossible sous l’empire d’un tel maître. La donnée fondamentale de notre système du monde, la fixité des lois de la nature, ne saurait être conciliée avec une volonté aussi absolue, s’étendant à tous les détails de l’univers. L’auteur du livre de Job, vivant des milliers d’années, ne fût jamais arrivé à la science, comme les Grecs l’ont conçue et comme le génie moderne l’a définitivement créée. Mais il fût arrivé à une philosophie très raffinée. Il eût senti la nécessité d’introduire la nuance dans ses hautaines affirmations. Il eût vu qu’un Iahvé tel qu’il se l’imagine ne saurait être juste, que les choses ne se passent pas du tout comme il le croit, qu’aucune volonté particulière ne gouverne le monde, et que ce qui arrive est le résultat d’un effort aveugle tendant en somme vers le bien.

À ce point de vue nouveau, il eût compris qu’aucun homme n’a jamais été, comme son héros, en butte à des coups systématiques du sort ; que Job a bien tort de maudire le jour de sa naissance, puisque ce jour a été pour lui la cause de plus de bien que de mal ; que ces richesses, Dieu ne les lui a pas plus enlevées qu’il ne les lui avait données ; enfin que, pour fermer la bouche à ses superficiels amis, il n’avait qu’une observation à faire, c’est que le mal moral n’exerce aucune action appréciable sur le cours des faits physiques, si bien qu’au nom de la morale même, il faut absolument écarter l’idée de récompense et de châtiment de l’ordre des faits contingens. La justice lui fût apparue dans l’avenir : il eût vu qu’elle fait défaut dans le présent, qu’elle est l’œuvre lente de la raison, non une sorte de loi imminente du monde. Cet intelligent Israélite, au XVIIe siècle, se serait appelé Spinoza ; de nos jours, il serait un de ces juifs amis du vrai, qui se résignent au lent avènement du règne de la justice, sachant fort bien que les impatiences des hommes ne peuvent rien pour avancer la marche de l’éternité. Au fond, les béni elohim ont raison, la création est bonne et fait

  1. « Ces paroles sont de si fort latin et plaines de si grant mistère, que nus… ne les devroit oser translater, car lais gens pouraient errer ; .. et pour ce les trespasserai-je. » Guyart Des Moulins, Histoire littéraire de la France, t. XXVIII p. 449.