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galeries, toits, belvédères, tout cela s’entassait, s’étageait, s’élançait dans un luxe inouï où fleurissait couramment tout le fouillis de l’arabesque sculpturale.

À travers trois siècles de ruines, il en est resté assez aujourd’hui pour fatiguer l’admiration. On peut deviner quel spectacle c’était alors, parmi les beautés des avenues bien alignées, des fontaines jaillissantes, des jardins épanouis. Une nombreuse aristocratie, entourée de serviteurs, de pages et de poètes, y menait l’existence élégante et pondérée qui a donné une note si savoureuse à la culture de cette province :


Tourangeaux, Angevins,
Bons fruits, bons esprits, bons vins.


En suivant la Loire, on atteignait Saumur, défendue par des murailles épaisses, couronnée par un château qui passait pour très fort et qui abritait la vieillesse inquiète du pape des protestans, Duplessis-Mornay ; puis les Ponts-de-Cé, qui étaient pour la Basse-Loire ce que le pont d’Orléans était pour son cours moyen ; puis la poissonneuse Nantes, par où l’on entrait en Bretagne.

La Bretagne était, à beaucoup de points de vue, différente des autres provinces. Elle se sentait elle-même à peine française, et se réclamait volontiers du temps de la reine Anne. Sa langue, sa misère, sa noblesse besogneuse, ses étais provinciaux toujours turbulens, lui assuraient une indépendance conforme à sa situation géographique et à son passé. « Les hommes, les animaux et le& arbres sont plus petits ici que nulle part ailleurs, dit Laëtius. Près de l’Océan, la population est dense, abondante, par la facilité que produit la mer pour l’arrivée de toutes les marchandises. Dans le centre, au contraire, ce sont des champs déserts, des landes infertiles qui ne servent qu’à la nourriture des troupeaux. Près de la mer, les lépreux abondent. »

Toute repliée sur elle-même, la Bretagne prolonge plus longtemps le rêve d’idéal et de superstition qui fut celui du moyen âge. En plein XVIIe siècle, elle continue à sculpter les hauts clochers ajourés que les marins suivent de l’œil, loin des côtes ; elle poursuit, dans les veines du bois, le caprice d’un art enchevêtré qui emprunte ses motifs à une sorte de géométrie végétale. Ses tailleurs sorciers piquent dans le drap les broderies éclatantes auxquelles s’attache un sens mystérieux. Elle se berce de ses légendes mélancoliques, de ses chansons monotones, et s’endort, parmi les genêts, dans un sommeil qui mêle les lassitudes de l’indolence à la crapule de l’ivrognerie.