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quelques instans, et tout à coup la descente recommence. Nous nous enfonçons ainsi de plus de 500 mètres au-dessous de Kusatsu. Puis, recommençant notre labeur de Sisyphe, nous regagnons, pour arriver à Kurisaka, à peu de chose près, l’altitude que nous venons de perdre.

De ce sommet, on contemple un panorama merveilleux, plein de grandeur : des montagnes élevées, rangées sur des plans parallèles, se succèdent comme les vagues de la mer. La vue s’étend très loin par-dessus ces pics aux teintes décroissantes, dont les pointes se surmontent graduellement. L’horizon ayant ici une profondeur à laquelle l’œil n’est pas habitué au sein des terres accidentées, l’effet est saisissant. C’est un de ces tableaux d’une beauté inoubliable, tels qu’on en découvre seulement lorsqu’on regarde la montagne d’en haut.

Nous faisons une petite halte au milieu de ce paysage où l’air est très Irais. Puis nous redescendons, mais définitivement cette fois. Le temps est splendide ; la chaleur augmente, et dans les herbes, la cigale japonaise, chanteuse puissante, jette son cri vibrant. Sa musique stridente, faite pour être entendue dans le silence, sonne bien sous ce soleil accablant, au milieu de cette torpeur dans laquelle la nature est plongée ; c’est l’accompagnement qui convient à un jour d’été.

Environ une heure avant d’atteindre Sawatari, nous contournons de curieuses collines isolées, terminées par une surface plus ou moins plane recouverte de la végétation ordinaire. La verdure ne laisse pas apercevoir trace d’habitation, mais elle abrite sans doute divers animaux qui, à l’exception des oiseaux, restent forcément sans communication avec la faune d’en bas. On eût probablement utilisé chez nous, au moyen âge, ces fortifications naturelles, surgissant de terre comme des molaires debout dans une mâchoire dévastée.

A une heure seulement, nous sommes à Sawatari, petite station thermale, très encaissée, où les maisons, construites les unes sur les autres, offrent successivement leurs toits en guise de terrasse aux habitans du quartier supérieur. L’affluence des passans est énorme dans cette localité dont chaque ménage vit d’héberger le voyageur. Ce ne sont qu’arrivées et départs à tout moment de la journée.

On ne voyage nulle part autant qu’au Japon. Et par voyage, il faut entendre ici le voyage dans le sens aimable du mot, non pas le déplacement dont les affaires sont la raison déterminante, mais celui qu’on opère l’âme libre de soucis, dans un dessein de pure distraction. Chez nous, aujourd’hui, il faut appartenir à la classe aisée