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en passant devant la caserne, sorte de citadelle ceinte d’un fossé et défendue par un mur de planches peint en noir. Quelques cavaliers traversent la rue au grand trot, et des clairons invisibles chantent des airs français. Rien de plus impressionnant que cette sonnerie dans un pays perdu où les êtres et les choses ont un autre aspect que sur la terre natale ; elle émotionne plus que l’audition inopinée, si saisissante cependant, des sons de la langue maternelle.

Nous marchons, ou plutôt nos coureurs marchent sans relâche pour nous, sur un chemin qui peu à peu délaisse la plaine, devient pierreux, montueux, et, à la nuit tombante, nous atteignons heureusement le relais de Sannokura. Il n’était que temps ; car, depuis quelques minutes, venait de se déchaîner un de ces orages de haut pays où le tonnerre éclate droit au-dessus de la tête en se répercutant avec une effrayante intensité le long des vallées étroites, et où l’éclair allume de tous côtés des flammes de cierge sur la cime des sapins.

A l’auberge, maigre chère : un peu de riz et de poisson. Nous avons eu la précaution d’emporter du pain et du vin. Le lendemain matin, nous nous éloignons avec l’apparition du soleil, sans avoir même le temps de nous informer des curiosités que peut renfermer la localité. Notre halte a été remplie par un repas et un sommeil bien gagnés, et, pour ma part, je n’emporte de Sannokura d’autre souvenir bien distinct que celui de l’immense moustiquaire de famille en tulle vert, presque aussi grande que l’appartement, sous laquelle nous avons dormi. — Le moustique se rencontre encore ici, mais dans quelques heures nous aurons gagné les régions qui planent au-dessus de la zone fréquentée par l’odieuse petite bête. — Il nous reste à parcourir dans notre journée quarante-quatre durs kilomètres.

Nous avons perdu de vue les dernières maisons de Sannokura. Nous suivons le cours d’une petite rivière, pas plus profonde que la main, qui semble s’être épuisée à force de pousser et d’user les galets dont le champ étendu mesure la largeur de son lit au moment de la crue. Les deux rangées de collines qui la bordent conservent, accrochés à leurs bouquets d’arbres, les longs lambeaux d’un froid brouillard déchiré par le soleil. A cette altitude et à cette heure matinale, la fraîcheur est pénétrante, en dépit de la saison. Ce site est désert. — Depuis Takasaki, à mesure que nous nous élevons, les villages, de plus en plus espacés, diminuent d’importance, et les occupations apparentes de la population subissent une simplification progressive. Les métiers ouvriers ou marchands s’effacent, cédant la place à l’action exclusive du travailleur qui vit de la