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ou d’une manière très analogue à celle-ci, dès que l’on est un personnage historique, ou qu’on se sent en train de le devenir. Guizot traçait ainsi sa route et fixait son but à l’histoire humaine, entre 1815 et 1830, quand il avait été le conseiller d’un monarque, et quand il se préparait déjà à jouer un plus grand rôle encore dans les destinées de son pays. Il est bien rare que pour un homme politique l’histoire soit autre chose que de la politique rétrospective. Elle lui sert d’argument, de point de départ pour sa déduction, et de preuve à l’appui de ce qu’il veut lui faire dire. Elle est, à ses yeux, destinée à le justifier, à l’expliquer et à le préparer. Il est bien difficile que pour M. Guizot l’histoire universelle, ou au moins l’histoire moderne, ne soit pas une introduction au gouvernement de M. Guizot.

Il y a cependant cette idée très juste, ce nous semble, dans ces beaux livres, si pleins du reste d’une érudition minutieuse et solide, que dans les sociétés modernes il y a plus d’intérêts divers, plus de sources diverses de richesse, plus de besoins différens, et par suite plus de classes, que dans les sociétés antiques. La machine sociale s’est compliquée. Il y a plus de « mondes » différens dans une nation moderne que dans une nation antique. Il y a, du sommet à la base, plus de degrés nettement distincts et tranchés. Ce sont les degrés intermédiaires que Guizot appelle la classe moyenne. Il faudrait dire les classes moyennes. L’erreur a peut-être été de mettre un singulier collectif où il fallait un pluriel. Ce n’est pas précisément une erreur grammaticale, c’est une erreur historique ; c’est une espèce d’anachronisme. Les classes moyennes, habituées à être désignées par un seul nom, celui de tiers-état, ont cru qu’elles n’étaient en effet qu’une seule classe, comme elles l’avaient été en effet aux temps lointains où le mot avait été inventé ; et elles se sont dit qu’une classe en remplaçait une autre depuis 1889, que c’était à la leur de gouverner désormais, moyennant quoi tout était conclu, et l’histoire aboutissait. Ce n’était peut-être pas la vérité. La vérité était peut-être que les groupes sociaux se multiplient, à mesure qu’on avance, à mesure que se découvrent et s’établissent de plus nombreuses manières de s’élever, de s’instruire, de se développer, de s’enrichir, autrement dit de plus nombreuses manières d’être ; qu’une telle complication ne permet pas de mettre simplement une classe à la place d’une autre, mais exigerait que, par un moyen à trouver, tous les groupes sociaux d’une certaine cohésion et d’une certaine force eussent leur action proportionnée à leur importance sur le gouvernement de l’état ; que devant la difficulté de ce mécanisme à établir, tous reculant, les uns se réfugient dans une solution simple qui est le despotisme, les autres dans une solution aussi simple et brutale