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volonté générale et l’opinion, celle-ci beaucoup plus rationnelle et beaucoup plus raisonnable que celle-là, celle-ci beaucoup plus modérée et beaucoup plus apte aux tempéramens que celle-là, parce que des deux la première est l’état d’âme du peuple, et l’autre son état d’esprit ; et des deux, dans les pays de facile communication et de rapide information, c’est l’opinion qui, en tout temps non révolutionnaire, gouverne.

Or, l’opinion, c’est la classe moyenne qui la lait.

La raison en est très simple. L’opinion est ce qu’on dit, et c’est la classe moyenne qui parle. C’est la classe moyenne qui trouve le mot qui interprète, plus qu’il ne l’exprime, la volonté nationale. C’est la classe moyenne qui trouve l’expression modérée, épurée et corrigée des tendances populaires, et qui la répand, et qui impose à l’Etat la volonté générale, rien qu’à s’exprimer devenue, au moins un peu, idée, pensée, principe, chose intellectuelle, opinion. — Pourquoi est-ce la classe moyenne qui l’ait l’opinion, et non une autre classe ? Parce que la classe inférieure ne sait que sentir et ne sait point parler ; parce que la classe supérieure, qui saurait parler, est trop loin de tout le monde pour connaître ce qu’il veut et pour s’inspirer de ce qu’il sent. De la classe inférieure, toute sensitive, le défaut est de ne point penser, et de n’exprimer, ou plutôt de n’exhaler, que des désirs ou des plaintes ; de la classe supérieure, toute pensante, le défaut est de ne point sentir avec le peuple, de n’avoir pas de communication avec lui, de ne pouvoir point, quelle que soit sa bonne volonté, savoir distinctement ce dont il souffre, ce qu’il réclame, à quoi il répugne. Voilà pourquoi c’est la classe moyenne qui fait l’opinion.

Or l’opinion est la reine du monde, comme a dit Pascal ; elle gouverne dès qu’elle existe, quelle que soit la forme de l’état, et même sous les gouvernemens despotiques, comme sous les autres. La seule différence est dans la moindre ou plus grande facilité qu’elle trouve à gouverner. Richelieu réussit parce qu’il gouverne avec l’opinion ; Louis XIV de même, et, on le sait, même quand il révoque l’édit de Nantes ; car ce n’est pas à dire que l’opinion ait toujours raison ; et qu’elle gouverne toujours, plus ou moins aisément, c’est tout ce que nous prétendons.

Elle gouverne dès qu’elle existe ; mais il faut qu’elle existe, et elle n’existe pas toujours. Elle n’existe point, précisément quand il n’y a pas de classe moyenne, la classe moyenne, comme nous l’avons vu, étant nécessaire pour la produire. Il y a eu, il y a encore, des peuples qui n’ont point de classe moyenne, et où, partant, le gouvernement non-seulement n’est pas, mais ne peut pas être un gouvernement d’opinion. L’antiquité n’a pas connu les