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purent pas y résister quand ils virent ce spectacle, quoiqu’ils n’entendissent rien de la musique, ce qui était pour eux grand bénéfice, et puis enfin ils conduisirent les époux au logis et les y laissèrent soûls comme souris.


Songez que ce que vous venez de lire a été écrit par le plus élégant seigneur d’Angleterre et concluez que toute nation a son génie comme ses mœurs.

Parmi les morceaux écrits par le duc pour les pièces de sa femme, il se trouve un court fragment consacré à la description des qualités qui font le mari modèle. Est-il bien sûr que ce fragment soit du duc ? Il est difficile à un critique étranger de se prononcer en telle matière : cependant nous nous permettrons d’exprimer un doute. Ce portrait du parfait mari ressemble tellement à celui que la duchesse a tracé de Newcastle par deux ou trois fois, qu’on peut dire qu’il n’en est qu’une traduction en vers et que, par conséquent, nous sommes fort tenté de le lui restituer.


Je suis résolue à ne me jamais marier, à moins que je ne trouve un homme de sang noble dont les vertus soient plus grandes que son arbre généalogique ; qui n’ait aucune crainte, sauf celle de commettre une injustice ; qui se rappelle tout, sauf les injures ; qui ait un courage supérieur à celui du lion dans son orgueil et sache cependant cacher ce courage dans sa noble poitrine ; qui soit juste pour la justice même et sache peser toutes choses dans la balance du jugement, dont la vue nette sache découvrir d’emblée la nature des hommes et des affaires ; qui, par le passé, sache prévoir prudemment l’avenir ; qui ait un esprit égal à tous les poètes romains, dont l’imagination soit vive et acérée, sans être pour cela offensive, dont le discours soit clair, concis et n’appartienne qu’à lui ; qui soit aisé et naturel dans toutes les occasions, de nature excellente, une âme apte à s’attendrir et prête à obliger le genre humain entier si la chose était en son pouvoir.


Si ce portrait est du duc, il ne saurait s’en trouver de plus étroitement conforme à l’estime passionnée que la duchesse professait pour lui. Il est probable alors que, pour l’écrire, il s’est contenté de mettre bout à bout les qualités qu’elle avait maintes fois louées en lui, et que ce morceau doit être pris en conséquence comme le plus courtois des remercîmens, puisque, pour tracer son idéal d’époux, il n’a pas cherché d’autre modèle que la réalité qu’elle se glorifiait de posséder.


EMILE MONTÉGUT.