Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 100.djvu/378

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

humeur, libre par sa pauvreté même, heureux par son abjection même, à qui ses vices ne peuvent plus nuire, qui sent au contraire par eux l’aiguillon de la vie, et qui à l’occasion peut retrouver par leur moyen un élan d’enthousiasme, voire même une aperception des éternelles vérités. Est-il besoin de rappeler le Beggars’ Bush, cette si amusante comédie de Fletcher, et le Capitaine Jack, le voleur pénitent de l’honnête Defoë, et l’Opéra du mendiant de Gay, ce type à peu près unique de l’opéra comique à l’anglaise, et les Jolly Beggars, cette admirable cantate picaresque de Burns ? Eh bien, croiriez-vous que ce sujet a tenté Newcastle, et qu’il l’a traité sans plus de répugnance ni de mièvrerie que le plus plébéien des poètes, le plus hanteur de tavernes et populacier d’habitudes ? C’est un des plus curieux exemples que le génie de chaque nation exerce universellement sa domination sans distinction de temps, de conditions ni de castes, et qu’il n’y a qu’un même esprit pour tous les hommes d’un même pays. Nous voudrions mettre cette pièce sous les yeux de nos lecteurs rien qu’à ce titre, et quand bien même elle ne serait pas un des meilleurs spécimens qu’on puisse donner du talent de Newcastle comme poète.


LE MARIAGE DU MENDIANT.

Jadis vivait un vieux mendiant dépenaillé qui comptait quatre-vingts hivers bien sonnés. Sa tête était toute chenue, sa barbe longue et blanche comme la neige ; il ne pouvait marcher qu’appuyé sur un bâton, ses yeux chassieux étaient éteints et froids, ses mains, tremblantes de paralysie, ne pouvaient presque plus rien saisir. Son manteau était formé, de plus de pièces qu’arithmétique et algèbre ne peuvent en dénombrer et comptait plus de couleurs que n’en a l’arc-en-ciel. Sa maison, bâtie de mottes de gazon, était adossée à un vieux tronçon de chêne et était percée au sommet pour laisser passer la fumée. Tout proche de lui habitait une vieille mendiante décrépite que toute la ville disait avoir cent ans. Elle n’avait plus une dent, bien mieux, ses gencives même étaient usées et tous ses doigts étaient passés à l’état de pouces ; ses joues étaient sillonnées de rides, profonds tombeaux de toute joie, ses yeux étaient deux trous par lesquels elle ne voyait guère ; à l’occasion, mais peu souvent, elle entendait encore la grosse cloche de la ville ; ses paroles étaient rares, et il était plus rare encore qu’elles eussent un sens. Depuis des années des béquilles assistaient ses jambes endormies par un long oubli du mouvement, et qu’il y avait de temps que ses talens de ménagère avaient cousu ensemble les milliers de loques usées par le vent et la pluie qui lui servaient de vêtemens !

Par un chaud jour d’été, ces deux-là se traînèrent au soleil, tout