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lorsque leurs objets s’identifient : « Quand on aime une dame sans égalité de condition, l’ambition peut accompagner le commencement de l’amour, mais en peu de temps il devient le maître,.. il faut que toutes les passions ploient et lui obéissent. » L’âme, si étendue qu’en soit la capacité, ne peut contenir qu’une grande passion. « C’est pourquoi, quand l’amour et l’ambition se rencontrent, elles ne sont grandes que de la moitié de ce qu’elles seraient s’il n’y avait que l’une ou l’autre, » en d’autres termes, moins géométriques, elles se partagent l’âme aux dépens l’une de l’autre. Force est donc à ces deux passions, pour s’y épanouir entièrement, de s’y succéder, encore qu’elles soient l’une et l’autre de tous les âges à partir de la vingtième année. « L’amour n’a point d’âge, il est toujours naissant. » La vie ne compte, aux yeux de Pascal, que depuis la parfaite éclosion de la raison, « devant ce temps on est enfant… » Quand l’amour possède une grande âme, il la possède donc exclusivement tout entière. Mais il a dû la prendre de force et, une fois qu’il y est, il y reste. « Les grandes âmes ne sont pas celles qui aiment le plus souvent ; c’est d’un amour violent que je parle, il faut une inondation de passion pour les ébranler et pour les remplir. Mais quand elles commencent à aimer, elles aiment beaucoup mieux. »

« Qu’une vie est heureuse quand elle commence par l’amour et finit par l’ambition ! » — « C’est l’état le plus heureux dont la nature humaine est capable. »

Voilà donc l’idéal du bonheur pour Pascal, tel, du moins, qu’il l’a senti et conçu pendant quelques mois vers l’âge de trente ans, au contact brûlant du monde. Ce cri dans sa bouche étonne et, à coup sûr, il eût été impossible de le lui prêter par simple induction avant la mise au jour du document que nous étudions. Quelle fortune de surprendre ce songeur, austère jusqu’à l’ascétisme, dans le seul moment, peut-être, de toute sa vie où tout l’homme en lui a été rendu à lui-même, à la nature, qui n’avait encore pleinement possédé que le physicien !

Des deux passions antagonistes qui, opportunément satisfaites, concourent au bonheur, c’est l’amour seul que Pascal considère dans ce précieux document. Aussi bien l’amour est « la passion la plus naturelle à l’homme » et Pascal y est tellement prédisposé qu’il suffit, selon lui, d’en parler pour le sentir. Mais qu’est-ce qu’une passion ? « Les passions ne sont que des sentimens et des pensées qui appartiennent purement à l’esprit (à l’âme), quoiqu’elles soient occasionnées par le corps. » Ce sont des sentimens, en effet, car elles sont irréductibles pour la conscience à la sensation qui procède immédiatement des nerfs. Ce sont aussi des pensées, car