L’enseignement philosophique est aujourd’hui supprimé, ou à peu près, pour les élèves qui, se consacrant surtout aux études scientifiques, se préparent au baccalauréat ès sciences ou aux grandes écoles. Or ce sont précisément ceux qui auraient le plus besoin de la philosophie, car c’est surtout aux futurs hommes de science, comme on l’a vu, qu’est nécessaire une culture morale et esthétique. La partie littéraire des études étant déjà réduite pour les élèves des sciences à un minimum très insuffisant, si de plus la philosophie est elle-même ramenée à un résumé aride, à une sorte de manuel en vue du baccalauréat, on peut dire que les bacheliers es sciences, dépourvus à la fois de culture littéraire et de culture philosophique, seront dans notre société de véritables barbares[1]. Nous demandons donc avant tout qu’on supprime cette bifurcation hypocrite, honteuse de soi, qui permet à une grande partie des élèves de passer de la classe de troisième, et même de quatrième, aux classes dites de « mathématiques élémentaires, » de renoncer du coup aux humanités et à la philosophie morale pour se courber, selon l’expression de d’Alembert, sur
- ↑ Du temps de la bifurcation, les élèves de la section des sciences suivaient au moins en partie les leçons du professeur de lettres : ils recevaient le même enseignement de littérature française, de rhétorique, d’histoire, enfin de philosophie. Et le programme de philosophie avait beau s’appeler alors logique, il était, en somme, une philosophie complète. Celui qu’on a rédigé pour les élèves des sciences n’en est qu’une réduction à des proportions infinitésimales. Et pourtant, malgré l’enseignement commun qu’on donnait autrefois aux deux sections, qu’était-ce que la trop fameuse section des sciences ? Le « rebut de la classe, » les fuyards qui avaient eu peur du grec et des vers latins. La bifurcation était une tentation pour les paresseux de changer de route : ils connaissaient celle où ils s’étaient traînés jusqu’à présent ; elle leur avait semblé pénible ; on leur offrait un chemin de traverse, comment ne se seraient-ils pas précipités aussitôt vers les sciences, où ils devaient cependant retrouver ronces et épines ? Il est vrai qu’avec de la mémoire et une certaine routine on pouvait se tirer d’affaire dans ce que l’on appelait les sciences, tandis qu’il fallait plus et mieux dans les humanités. Malgré cela, c’était un étrange raisonnement que de dire : « Voilà une incapacité littéraire, donc c’est une capacité scientifique. » Aujourd’hui, la situation est encore aggravée : au lieu d’une bifurcation, c’est une séparation, ou plutôt c’est la suppression pure et simple des lettres classiques et de la philosophie dans l’enseignement destiné aux élèves des sciences. N’y a-t-il aucun danger pour une nation à peupler ses grandes écoles et ses places d’honneur « d’hommes de science, » étrangers à toute idée élevée, qui n’auront reçu ni instruction esthétique, ni instruction morale, ni instruction civique, rien de ce qui fait vraiment des hommes ? Ainsi, après tant d’anathèmes contre les ministres de l’empire, on a fait pis qu’eux : le programme littéraire, historique et surtout philosophique du baccalauréat ès sciences, avec ses quatre numéros de logique et ses quatre numéros de morale, est dérisoire. Il est bien inférieur, pour la partie littéraire et philosophique, au programme même de l’enseignement spécial, et le peu de latin qu’on y a laissé ne suffira certainement pas à maintenir l’esprit classique chez nos bacheliers ès sciences, disons plutôt : manœuvres ès sciences.