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l’enseignement supérieur sans des études philosophiques préalables ne peuvent retirer de cet enseignement le profit nécessaire. Ils n’ont ni critérium, ni principes généraux, ni vues d’ensemble, ni moyen de réunir et de coordonner leurs études particulières dans une conception du monde, de la vie, de la société. Leurs études prétendues supérieures demeureront en réalité des études inférieures : ils seront des artisans de physique, de chimie, d’histoire, de littérature : ils n’auront pas l’esprit élevé, désintéressé, libéral et universel qui doit être l’esprit des universités.

Les hommes de science, plus encore que les autres, ont besoin de connaître les limites mêmes de la science. Ils sont portés, en effet, soit à dépasser par leurs affirmations les bornes de la connaissance, soit à introduire dans la science même des hypothèses métaphysiques qu’ils présentent comme des vérités scientifiques. La Science tend à devenir une sorte de divinité nouvelle dont les savans sont les prophètes et dont le culte a ses intolérans. Kant a inauguré l’ère de la philosophie actuelle en faisant la « critique » de nos moyens de connaître et en marquant la frontière que la connaissance ne saurait franchir : alte terminus hœrens. Les principaux savans de l’Allemagne sont pénétrés de l’esprit critique, et, dans leurs discours, ils aiment à montrer où s’arrête nécessairement notre savoir. On se rappelle les magnifiques allocutions de M. Du-bois-Reymond sur les limites de la connaissance naturelle, sur les sept énigmes du monde, celles de Virchow, de Haeckel, de Naegeli sur des sujets analogues. En Angleterre, le discours de Tyndall sur les bornes de la science est demeuré classique. N’abandonnons pas les jeunes esprits à l’étude exclusive des sciences et à l’orgueil que cette étude peut développer, sans leur avoir montré tous les points où il convient de dire avec la modestie du vieux Socrate : Ce que nous savons, c’est que nous ne savons rien ! Il arrive de deux choses l’une aux hommes de science qui n’ont point reçu de culture philosophique : ou ils restent dans une attitude de complète indifférence et de scepticisme positiviste ; ou ils se fabriquent à eux-mêmes une philosophie plus ou moins étrange. Les élucubrations de plus d’un ancien élève de l’École polytechnique[1] montrent que l’esprit de géométrie est loin d’exclure l’esprit de chimère. Il faut donc que le jeune homme reçoive de la philosophie une explication des faits de la science déjà connus de lui, une règle pour les recherches scientifiques supérieures, enfin la notion des limites que la connaissance scientifique ne peut franchir et au-delà desquelles commence le domaine de la croyance.

  1. D’un Victor Considérant, pour n’en citer qu’un exemple.