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sans se replier sur soi et contrôler continuellement en sa conscience la parole du maître : au lieu d’assister passivement à une expérience matérielle, comme dans un cours de physique, ou d’écouter une description avec pièces anatomiques à l’appui, comme dans un cours d’histoire naturelle, l’élève de philosophie est obligé de faire sans cesse appel à son expérience intime, à ses souvenirs personnels, à ce qu’il a vu, senti ou entendu. Le maître même l’interroge et lui applique la méthode maïeutique de Socrate. Selon d’Alembert, pour acquérir la sagacité, cette qualité première de l’esprit, deux choses sont nécessaires : « s’exercer aux démonstrations rigoureuses et ne pas s’y borner. » Il faut d’abord s’accoutumer à reconnaître le vrai dans toute sa pureté pour pouvoir distinguer ensuite ce qui en approchera plus ou moins ; mais il est une chose à craindre, c’est que « l’habitude trop grande et continue du vrai absolu et rigoureux n’émousse le sentiment sur ce qui ne l’est pas. » Des yeux ordinaires, trop habituellement frappés d’une lumière vive, ne distinguent plus les graduations d’une lumière faible, et ne voient que des ténèbres épaisses où d’autres entrevoient encore quelque clarté. De là le dédain de certains savans pour les philosophes. Et cependant, « l’esprit qui ne reconnaît le vrai que lorsqu’il en est directement frappé est bien au-dessous de celui qui sait non-seulement le reconnaître de près, mais encore le pressentir et le remarquer dans le lointain à des caractères fugitifs. » Il faut donc s’accoutumer à passer sans peine de la lumière au crépuscule. Dans la vie morale et sociale on travaille sur l’incertain, et ce qui importe, à notre avis, c’est encore moins le savoir acquis que l’art de la divination, le sens du beau, du bon, du « convenable. » Toute éducation qui ne développe pas ce sens peut faire des industriels, peut-être, mais à coup sûr elle ne fera pas des hommes et des citoyens.

D’autre part, la philosophie n’est pas moins nécessaire à ceux qui doivent aborder l’enseignement supérieur. En effet, cet enseignement constitue déjà, par le fait, une certaine spécialisation : c’est le droit, c’est la médecine, ce sont les sciences, c’est l’histoire, c’est la littérature, la philologie, la théologie. Tous les élèves de l’enseignement supérieur ne sont pas astreints à suivre un cours de philosophie, et d’ailleurs, dans l’enseignement supérieur, la philosophie ne peut plus prendre la forme d’un cours régulier et complet : elle se spécialise elle-même sur certaine question ; pour être suivie avec fruit, l’étude de cette question particulière a besoin d’une connaissance préalable de la philosophie tout entière. Il est donc chimérique de compter sur l’enseignement supérieur pour initier les esprits à la philosophie. De plus, les jeunes gens qui abordent