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géométrie et en physique, où il s’agit de choses matérielles ; mais la précision matérielle ne donne pas du même coup la clarté morale ; quand vous lui parlerez de devoir, d’honneur, de patrie, que pourra se représenter matériellement son imagination ? Quel objet observable aux sens placera-t-il derrière ces mots sublimes ? — Des réalités d’ordre moral ; mais ces réalités, l’enseignement scientifique les ignore.

L’étude actuelle des sciences, avec l’infinité de ses détails et de ses applications, sans vues générales et philosophiques, a un second défaut : sa tendance trop utilitaire. Aucun but élevé n’étant placé devant les yeux des enfans, ils ne peuvent que se dire : — J’apprends l’arithmétique, parce qu’il me sera utile un jour de savoir compter ; j’apprends la physique, parce qu’il me sera utile de connaître les propriétés des corps ; j’apprends la mécanique, parce qu’elle sert à faire des machines ; j’apprends l’histoire naturelle, parce qu’elle sert à l’hygiène, à la médecine ; j’apprends la géographie, parce qu’elle sert à faire connaître les divers pays et qu’elle est, dit-on, utile à la guerre, etc. L’enfant risque ainsi de prendre l’intérêt pour mesure universelle, et plus les programmes sont surchargés de sciences sans lien, moins ils ont de vertu éducatrice.

Allons plus loin. En croyant donner du fond à l’esprit par l’étude des sciences, telle qu’elle est aujourd’hui conçue, on continue en réalité à ne lui donner que des formes. Qu’est-ce que les mathématiques ? Des sciences toutes formelles. L’arithmétique et l’algèbre sont la rhétorique des nombres. On raisonne et on raisonne, on déduit et on déduit, étant donné n’importe quoi, dans l’abstrait. On applique les principes généraux à des problèmes particuliers, et la solution de ces problèmes devient un petit talent mécanique comme la syllogistique du moyen âge, ou comme la machine à raisonner de Raymond Lulle. La science même du mouvement, la reine du siècle, la Mécanique, roule encore sur des relations formelles dans l’espace et dans le temps, et elle ne cesse pas de déduire, de raisonner à perte de vue sur une hypothèse qui est l’équivalent scientifique d’une matière de discours latin. Il est vrai que, dans un cas, il faut raisonner juste ; dans l’autre, ce n’est pas nécessaire, et même, quand la cause à soutenir est mauvaise, il est bon de déraisonner. Mais le mathématicien ne raisonnera pas mieux qu’un autre dans la vie réelle parce qu’il sera habitué à raisonner dans l’abstrait, à déduire les conséquences rectilignes d’une hypothèse, non à observer et à réunir toutes les données de l’expérience, non à induire, à deviner, à apprécier les probabilités. L’esprit mathématique, dans la vie privée et dans la vie publique,