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ses sœurs. Elle avait déjà trop goûté aux fruits de la science, fruits, de tout temps, plus ou moins défendus aux femmes.

Bientôt Véra surpassa son père en connaissances. Elle avait appris les langues anciennes et modernes et elle les possédait assez pour lire tous les auteurs dans le texte original. Par suite, elle dévorait tout ce qui lui tombait sous les mains, les œuvres scientifiques de tout genre, les romans, les journaux, les brochures.

C’était une jolie fille. Sa figure, ronde et fraîche, était pleine d’animation et d’intelligence. Véra était d’autant plus jolie qu’elle gardait assez de vanité féminine pour ne pas négliger sa toilette. De taille moyenne et svelte, ses mouvemens, pleins de vivacité, s’harmonisaient admirablement avec ses yeux clairs et expressifs, avec son petit nez aquilin, indices d’une nature impressionnable et mobile, enthousiaste, volontaire et énergique.

Un jour, elle déclara à ses parens qu’elle allait étudier la médecine. Son père poussa un gros soupir. Sa mère tomba de saisissement sur une chaise. Ils ne firent pas d’objection, sachant que rien ne pourrait la retenir. Sa malle faite, elle se fit conduire à la gare la plus proche, et de là à Kiew. Aussitôt arrivée dans cette ville, elle se mit à faire ses études avec cette ardeur opiniâtre qui semble un don spécial de la race russe. Beaucoup d’autres jeunes filles poursuivaient les mêmes études avec non moins d’assiduité et d’acharnement ; cependant, Véra les surpassa bientôt toutes et conquit en même temps l’estime et l’admiration des professeurs et des étudians.

Parmi ces derniers, Serge Nestorovitch Kroubine occupait un rang distingué. A la veille de terminer ses études, il était en quelque sorte devenu le suppléant du professeur de physiologie. Serge avait déjà fait plusieurs expériences très intéressantes, qu’il avait publiées dans des journaux de médecine. C’était ce que les étudians d’alors appelaient un « pionnier. » Aussi cet homme supérieur, sobre et laborieux, s’intéressa-t-il à Véra. Il saisissait toutes les occasions de lui rendre de petits services. Il portait sa serviette et avait toutes sortes d’attentions pour elle. Il allait même chez elle, lui qui avait refusé les invitations des familles les plus considérables et les plus riches.

Était-il donc épris de Vérouschka ? Lui faisait-il la cour ? Pas le moins du monde. Qu’y avait-il, alors, entre ces deux personnes ? Car elle aussi distinguait Serge parmi tous les hommes. Ce n’était qu’à lui qu’elle tendait la main, et, si elle avait un sourire, c’était pour lui.

Une seule fois, il s’était permis de faire allusion à un sentiment tendre ; mais Véra l’interrompit aussitôt.