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de la victoire aux élections fixées en novembre 1890, en vue du cinquante-deuxième congrès. Cette victoire peut être chèrement achetée ; car, on ne peut s’y tromper, la question sociale est en jeu des deux côtés de l’Océan. Il est bien évident que la Ligue des fermiers, dans les campagnes, les Chevaliers du Travail, dans les villes, vont essayer d’exercer une action commune contre le capital ; il est probable que les deux ordres associés entreront au nouveau congrès, triomphans dans une certaine mesure. Quel sera le dénoûment de la crise agricole ? Nul ne peut le prédire. Ce qu’on peut affirmer, sans crainte de se tromper, c’est que les partis en présence ne manqueront, ni d’audace pour attaquer, ni de ressources pour résister. Espérons que la victoire restera aux plus sages : ce serait, d’ailleurs, gravement se tromper que de croire que le congrès manque de talens et de lumières de premier ordre, capables de dénouer habilement la situation. Les travailleurs et les penseurs n’y font pas non plus défaut.

Nous assistions à une des récentes séances du Capitole. Le marteau du speaker venait de retentir sur son bureau de marbre blanc. C’était le signal de la prière commune. Pendant que le chapelain aveugle prononçait d’une voix émue une prière, adressée au Seigneur, pour appeler ses bénédictions sur les délibérations de l’assemblée, les représentans des États-Unis, venus des latitudes les plus opposées, se tenaient debout, en oraison, tous recueillis, l’air grave, la plupart les mains jointes. Au fond de la salle, au-dessus de la tête du président de la chambre, flottaient les couleurs nationales aux quarante-deux étoiles : à ses côtés, apparaissaient dans la pénombre les figures de Washington et de La Fayette, fières et sévères, rappelant les luttes passées. La scène était d’un grand effet. On devinait que la grande image de la patrie fédérale, peut-être incolore dans le lointain, mais nette et vivante sous les voûtes du Capitole, planait là, au-dessus de toutes les querelles de partis, s’appuyant sur la foi encore vivace des envoyés du peuple américain. Pareil spectacle suffirait pour bannir les appréhensions que doit faire concevoir la lutte qui s’engage. L’Europe ne pourra que suivie, avec autant d’intérêt que de sympathie, les phases de la nouvelle épreuve intérieure que va traverser la démocratie américaine.


Cte É. DE KÉRATRY.