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s’en est aperçu. Si Lucie avait été au répertoire, on aurait pu l’y laisser ; puisqu’elle n’y était plus, il était inutile de l’y remettre. La Favorite (soit dit sans ironie) suffisait à garder de notre oubli la gloire de Donizetti.

Mais nous n’avons ni le temps ni l’envie de faire, à propos de Lucie, une leçon d’histoire ou d’esthétique musicale. A l’Opéra plus que partout ailleurs, l’ouvrage devait paraître vieilli, maigri, ridé ; il a paru tout cela. La résurrection, ou plutôt l’exhumation de Lucie, a été marquée par un incident à la fois pénible et ridicule, qu’il serait superflu de raconter encore une fois. M. Engel, le suppléant improvisé de M. Cossira, a chanté Edgar avec une voix qu’il a la sagesse de ne pas forcer ; il a du goût, de la chaleur, et certainement il est bon musicien.

Quant à Mme Melba, sa voix superbe, ses trilles, ses gammes, ses notes piquées ont fait merveille dans la scène de la Folie, qu’elle a chantée en grande virtuose. Elle rend supportables, même intéressans, par la hardiesse et la grâce de l’exécution, les exercices difficiles (plût à Dieu qu’ils fussent impossibles ! ) auxquels ne manque jamais de se livrer, quand vient l’heure de la folie obligée, l’héroïne de tout véritable opéra italien (voir les Puritains, Linda, etc.). Cela arrive parfois, même dans les opéras français, et ce n’est pas moins ennuyeux, sauf dans Hamlet. De toutes les jeunes filles vêtues de blanc et qui déraisonnent, Ophélie seule nous attendrit. M. Ambroise Thomas a su donner à son égarement la plus étrange poésie.

Les autres interprètes de Lucie ont été médiocres, excepté la flûte enchantée de M. Taffanel, qui n’a pas quitté d’une seconde, plutôt d’une tierce (oh ! pardon ! ) la voix agile de Mme Melba. C’est à M. Taffanel, et non à M. Vianesi, que la cantatrice aurait dû tendre la main, si elle voulait absolument la tendre à quelqu’un. Mais M. Taffanel était trop loin. D’ailleurs, cette petite effusion à l’italienne a paru un peu plus qu’inutile.

Les chœurs n’ont pas été médiocres : dans le finale des Tombeaux, où l’un des plus beaux effets leur est confié, ils ont été très mauvais. Quant à la mise en scène, elle est variée : on voit des costumes Charles IX, Henri III, Henri IV, dans une Écosse bénie où fleurissent toutes les plantes tropicales. Allons, allons, tout cela n’est pas digne de l’Opéra. Mais vienne la prochaine Exposition, on nous rendra sans doute Matilde di Sabran ou l’Elisire d’amore.


CAMILLE BELLAIGUE.