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blond petit Phœbus et chante sa chanson comme il faut la chanter, avec langueur, presque avec somnolence, Mlle Simonnet a plus de grâce que de tendresse, grâce un peu immobile, qui convenait à la Rozenn du Roi d’Ys, une figure un peu hiératique, une « vierge en or fin d’un livre de légende, « beaucoup mieux qu’à Mireille. L’actrice a paru assez touchante ; que la chanteuse prenne garde à l’intonation de sa voix, quelquefois un peu basse. M. Clément, un tout jeune homme à peine sorti du Conservatoire, ne chante pas mal, et ce qui est plus rare, ne chante pas « bête. » Il a l’effusion, la sincérité, presque la naïveté de ses vingt ans. Enfin, un interprète qu’il faut citer avec éloge, c’est M. Gillet ; car le hautbois, instrumenta la fois pastoral et désolé, chante tout le long de cette douloureuse églogue, sans souci du nouveau dénoûment. L’excellent orchestre de M. Danbé a mis en lumière une orchestration qui plus que jamais nous a charmé par sa clarté, son agrément et son expressive sobriété. Les chœurs ont chanté avec style, avec nuances, ce qui n’arrive qu’à l’Opéra-Comique, et décidément M. Paravey est en bon chemin.

Il est vrai qu’il n’a pas repris Lucie. Mais la direction de l’Opéra veillait, et grâce aux 2,580,790 francs encaissés pendant l’Exposition[1], grâce aux costumes de la Dame de Montsoreau et je crois aussi d’Henri VIII, demeurés sans emploi, grâce aux décors de Sigurd ou autres, grâce enfin à la bonne volonté de ces jeunes choristes que dévore le zèle et que ne rebute aucune des difficultés, aucun des casse-cou qui hérissent, on le sait, les chœurs de Donizetti, on a pu enfin donner à l’Académie nationale de musique une reprise peut-être inattendue, vraisemblablement inutile, mais certainement économique, de Lucie de Lammermoor.

Que pourrions-nous offrir au public, se demandait-on à l’Opéra, comme s’il n’y avait au monde que Lucie. — Ce qu’on pouvait nous offrir ? Laissons Lohengrin, hélas ! le chauvinisme de quelques camelots étant chose sacrée ; mais Ascanio, par exemple, pour ne parler que d’un ouvrage non-seulement accepté, mais commandé par la maison. Il est vrai que Mlle Richard, qui devait créer le rôle principal, a quitté le théâtre. On l’a même remplacée par deux dames, dont j’ai entendu l’une seulement dans le Prophète, et jusqu’ici, j’aime mieux l’autre. A défaut d’Ascanio, Salammbô peut-être, avec l’interprète exigée par M. Reyer, avait droit de paraître et chance de réussir. Othello (celui de Verdi) n’est pas non plus à mépriser ; ni Samson et Dalila de M. Saint-Saëns, ni le roi de Lahore de M. Massenet, injustement délaissé. Et puis, même avant Lucie, on avait déjà composé des opéras, Beethoven avait écrit Fidelio ; Gluck, Orphée, qu’un Jean de Reszké saurait chanter,

  1. Voir le Figaro du 15 novembre.