Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 96.djvu/699

Cette page a été validée par deux contributeurs.
693
DEUX LIVRES SUR L’ALSACE

plus chez nous aucune trace des anciennes associations qui n’avaient qu’un but social, récréatif et artistique. Le vide et la tristesse étaient déjà très grands, mais il paraît que ce vide et cette tristesse, il les faut plus complets encore. » Ce n’est pas l’Allemagne qui gouverne l’Alsace-Lorraine, c’est la Prusse, et le caractère de la Prusse est de ne rien faire à demi.

« — Vous nous avez répété bien souvent, disent les Alsaciens à leurs maîtres, que nous étions une race essentiellement allemande, des frères détachés de la grande famille par la violence et l’astuce du Gaulois. Traitez-nous comme des Allemands ; nous ne demandons qu’à jouir des droits que possèdent les Wurtembergeois, les Saxons et les Prussiens eux-mêmes. — N’y comptez pas, leur a-t-on répondu. Longtemps encore vous ne serez pour nous que des Allemands de troisième classe, et la dictature est le seul régime qui vous convienne. » — Les professeurs d’universités et les poètes très romantiques affectent de considérer l’Alsace comme une province allemande. Mais pour le général prussien, c’est le bastion, le glacis de l’empire, un vaste camp retranché, qu’il faut gouverner militairement et soumettre à toutes les servitudes qui accompagnent l’état de siège. Pour les fonctionnaires d’outre-Rhin, c’est un pays de promission ; les employés nécessiteux y touchent de hautes payes et s’y refont de leurs misères. Pour la Gazette de l’Allemagne du Nord, c’est un endroit où M. de Bismarck expérimente un nouveau système fort curieux, fort intéressant, la méthode du régime cellulaire appliquée à la politique et à l’éducation des peuples, dont on mate les passions perverses par l’isolement et la tristesse. Pour la Gazette de la Croix, c’est une terre souillée par l’adoration des idoles, où des missionnaires éperonnés et bottés rétablissent le vrai culte, « celui du dieu-soldat qu’on glorifie au jour anniversaire de Sedan et qu’on mobilise avec l’armée. »

Une des plus belles fresques alsaciennes du XIVe siècle représente Catherine de Sienne, à qui le Christ donne le choix entre une couronne d’épines et une couronne d’or, et qui refuse l’or, réclame les épines : « Je t’ai livré ma volonté, mon doux Seigneur, et je demande à te suivre à travers les souffrances. » Comme cette sainte, l’Alsace a généreusement choisi les épines. Ce ne sont pas les pays les plus puissans, ni les plus riches, ni même les plus libres, qui forment la véritable aristocratie des nations ; ce sont les peuples qui savent souffrir et espérer.

G. Valbert.