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pour toutes à des relations qui, avec cet athée au cœur dur, ne sauraient être que pénibles.

Mais bientôt une terrible épidémie éclate, favorisée par des pluies qui ont noyé absolument Mile-End, — c’est le nom du hameau. Les Elsmere, mari et femme, soignent les malades avec un dévoûment infatigable, Catherine allant jusqu’à se séparer pour cela de son enfant à peine sevré. Le bruit de cette généreuse conduite arrive enfin aux oreilles du squire, dans sa sublime solitude de Murewell ; il condescend pour la première fois à voir les choses par lui-même et, sans que son cœur s’ouvre à la pitié (l’intelligence chez lui a pris toute la place et ne permet pas ces faiblesses), il se rend compte qu’une injustice a été commise, chasse l’agent qui l’a trompé, fait rebâtir entièrement Mile-End sur un point plus salubre, et accorde à Elsmere de larges subventions pour les œuvres qu’il juge utiles à la paroisse. L’intérêt même de son troupeau ordonne désormais au recteur de ménager cet homme ; en outre, le squire, qui est un juge très fin des caractères et qui a pris du goût pour lui, met à sa disposition les trésors de la fameuse bibliothèque. Comment Robert résisterait-il, lui qui a justement besoin d’aller aux sources pour un grand ouvrage historique ? Cet ouvrage, il l’a entrepris sous l’impulsion des forces qui le dirigent en toutes circonstances, forces d’imagination et de sympathie ; ce qui l’a d’abord enchaîné à cette étude, ce n’est pas l’amour patient d’ingénieuse accumulation qui révèle un tempérament scientifique, mais plutôt le sentiment passionné des problèmes humains gisant sous les secs et poudreux détails de l’histoire, le désir de sauver un peu plus de vie humaine des eaux profondes du passé. Le voilà, grâce au squire, en contact avec ce qu’ont produit dans tous les pays et dans tous les temps la philosophie, la théologie, la philologie ; il va creuser ce sol si riche ; qu’en rapportera-t-il ?

En premier lieu il découvre que le principal intérêt de l’histoire réside dans le témoignage ; quelle est la nature et la valeur du témoignage à un temps donné ? En d’autres termes, l’homme du IIIe siècle comprenait-il, rapportait-il, interprétait-il les faits de la même façon qu’un homme du XVIe ou du XIXe ? Sinon, quelles sont les différences et quelles déductions en tirer ? Justement le squire est absorbé de son côté dans une œuvre de géant qui a été celle de sa vie tout entière ; il a entrepris par un examen approfondi des documens humains, en s’appuyant sur la science moderne, de découvrir les conditions physiques et mentales qui gouvernent la correspondance plus ou moins grande entre le témoignage et les faits qu’il enregistre. Tout en limitant beaucoup la tâche qu’il avait d’abord conçue, le squire a dû, pour la mener à bien, apprendre plusieurs langues orientales, y compris le sanscrit,