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changement était déjà fait en quantité de livres. Quand, en 1835, elle se décida à écrire : ils venaient au lieu de : ils venoient, il y avait quarante ans que le Moniteur imprimait de cette façon. C’est à cette réserve, à celle prudence, à cette déférence que tient son immense autorité : les étrangers seuls s’imaginent qu’elle exerce sur notre langue une sorte de tyrannie volontaire. Mais aujourd’hui, comment se déciderait-elle entre deux usages ? Depuis longtemps aucune dissidence ne s’est produite, aucune nouveauté ne s’est montrée. L’Académie subit la peine de tous les pouvoirs absolus : après qu’on lui a demandé l’uniformité et qu’elle l’a créée, on réclame d’elle le progrès, que l’uniformité a pour effet ordinaire de retarder et d’étouffer. Les novateurs exigent d’elle avec une insistance croissante ce qu’elle est de moins en moins en état de donner.

C’est alors que les impatiens scrutent les origines d’un pouvoir qu’on avait accepté de confiance jusque-là, relèvent dans ses actes des erreurs et des contradictions, et, dressant la liste de ses fautes, mettent en doute sa compétence. Il ne faut pas espérer l’équité chez des opposans. Nous avons pu lire des articles de journaux où l’on reproche à Pellisson et à Mézeray d’être restés étrangers aux leçons de la philologie moderne. La critique, n’ayant pas à se préoccuper des besoins multiples auxquels il s’agissait de répondre, se place à un point de vue exclusif et unique, et traite de haut, condamne comme ignorance et comme faute tout ce qui ne cadre pas avec ses visées du jour.

Voilà le point où nous en sommes aujourd’hui : d’une part, un corps littéraire un peu étonné de ce qu’on attend de lui, et demandant les indications du public pour modifier son œuvre ; d’autre part, le public, surpris d’entendre contester des directions qu’il est accoutumé à suivre, mais dépourvu par lui-même de lumières et d’initiative. Comment sortir de ce statu quo ?

Quand l’engourdissement s’est emparé d’un membre ou d’une institution, il faut rétablir l’activité par des mouvemens modérés et gradués. Je demanderais d’abord aux réformateurs de vouloir bien montrer un commencement d’initiative. Pourquoi ne feraient-ils pas eux-mêmes l’application et la preuve de leurs idées en choisissant un point particulièrement évident et en pratiquant dès à présent ce qu’ils conseillent ? De cette façon, l’opinion se familiariserait avec la possibilité d’un changement, le sommeil séculaire serait interrompu. Il n’est pas jusqu’aux proies, dont on accuse l’esprit de résistance, qui seraient plus faciles à mettre on mouvement si l’on se bornait à un seul changement[1].

  1. Donnons ici une bonne note à la Revue où nous écrivons, qui a empêché la prescription et prouvé son désir d’indépendance, en continuant d’orthographier à sa manière, contrairement au modèle académique, les pluriels comme enfans, élémens. c’est l’ancienne façon, encore attestée par gens, tous. Nous avons tellement perdu le sens de la liberté, que j’ai vu des littérateurs se moquer de cette modeste, mais respectable protestation.