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des principes excellens que d’en faire accepter les applications. Si l’on proposait un seul changement, l’œil n’aurait sans doute pas trop de difficulté à s’y habituer ; mais comme nos néographes arrivent d’ordinaire avec tout un ensemble de réformes, et comme un mauvais sort trop fréquent veut qu’un seul et même mot soit simultanément atteint en plusieurs de ses parties, il en résulte qu’il est défiguré. Selon le système de M. Darraesteter, la science deviendra la sianse et l’adverbe sciemment s’écrira siamant.

Plus altérés encore seraient les monosyllabes comme ce, cerf, cent, cens. Je dirai à ce propos que les monosyllabes sont d’un caractère particulièrement réfractaire : ces petits mots, si nombreux en français, ont donné de la tablature à tous les novateurs, et ils ont même tenu en respect les plus hautes autorités. Le professeur de Lausanne dont nous parlerons plus loin a dû s’arrêter devant quelques-uns d’entre eux, qui devenaient trop méconnaissables. Quand l’Académie française, au XVIIIe siècle, se mit à enlever les y, changeant celuy en celui, essay en essai, elle passa le niveau partout, sauf sur le seul adverbe y, qui n’a pourtant aucun droit à cette lettre grecque, puisqu’il représente le latin ibi. Tout le monde est plus ou moins de l’avis de cette inspectrice des écoles dont on a pu lire récemment la déclaration naïve : elle demandait qu’on ramenât l’orthographe à des principes rationnels sans modifier la physionomie des mots. Les autres nations sont tout aussi sensibles que nous à ces petits inconvéniens : nos lecteurs ont peut-être entendu parler d’une commission allemande qui fut convoquée, il y a treize ans, à Berlin, tout spécialement pour purger les mots de la langue allemande des h qui s’y étaient indûment introduits ; elle s’acquitta bravement de sa tâche, mais elle n’alla pas jusqu’au bout de son mandat quand elle vit qu’il faudrait écrire de la même manière (Rum) la gloire et le rhum.

Il est vrai que M. Darmesteter, dont une des qualités était le tact et la prudence, explique que ces simplifications ne doivent pas se faire toutes à la fois, mais s’échelonner sur un assez long espace de temps. Une première substitution ayant été adoptée en 1900, on pourra passer à une autre en 1930, et ainsi de suite. Rien n’est plus judicieux : c’est de la sorte, en effet, qu’il faudrait procéder ; mais peut-être alors sera-t-il plus à propos de ne pas exhiber dès à présent tout le programme. On réussira plus sûrement en produisant chaque demande à part et comme s’il n’était question de rien autre.

Pour venir à quelque chose de plus général, je dirai que le principal tort de ces projets est de nous arriver un peu tard. C’est un reproche qui s’adresse, non aux auteurs, cela est clair, mais aux générations qui nous ont précédés. On accuse les Français