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rejeter parmi ces demandes : certaines réclamations sont légitimes. On ferait croire qu’elles le sont toutes, en ayant l’air de ne pas entendre.

Ce qui, dans cette affaire, déroute un peu les spectateurs, c’est l’attitude des philologues et des érudits. L’homme du monde, raisonnant d’après ses souvenirs de collège, s’attendait à trouver en eux les défenseurs de la tradition. Ne s’agit-il pas des origines latines de notre langue ? N’est-ce pas aux savans de protéger cet héritage du passé ? Ainsi, le français corps ne rappelle-t-il point par son p le latin corpus, le nom de nombre vingt n’a-t-il pas gardé fidèlement le g du latin viginti, dans l’au de taureau ne retrouvons-nous pas la diphtongue du latin taurus ? On considérait avec complaisance ces prétendus restes de construction romaine : on supposait qu’une filière ininterrompue rattachait une orthographe à l’autre. Grande fut donc la surprise, quand les philologues de profession déclarèrent que ces caractères ne faisaient que les gêner, que l’orthographe non étymologique serait de beaucoup la meilleure, et qu’il vaudrait mieux écrire cors, vint et toreau ; que telle était d’ailleurs la mode du XIIe siècle, c’est-à-dire du temps où la France possédait l’orthographe la plus exacte et la plus rationnelle.

« Il y a des braves gens, dit l’un des plus actifs promoteurs de la réforme, qui voudraient voir respecter l’orthographe actuelle pour ses velléités étymologiques : qu’il leur soit dit, avant qu’ils ouvrent la bouche, que le seul emploi de cet argument serait un brevet d’ignorance… » Voilà une déclaration qui a le mérite au moins de la netteté. Personne n’a envie de concourir pour ce brevet. Ainsi, au moment où l’on croyait trouver un soutien chez les étymologistes, ceux-ci retournaient contre l’orthographe leurs armes de précision et la criblaient d’argumens historiques. Il n’est pas jusqu’au vieux nom d’orthographe (assez mal formé d’ailleurs) qui n’ait été mis à l’index : ortho — a été trouvé trop dogmatique. Il a été remplacé par le nom de graphie, tiré du grec, ou par celui d’épel, imite de l’anglais spelling.

Dans cette guerre il est d’usage qu’on se renvoie réciproquement le reproche de pédantisme, les uns trouvant ridicule qu’on touche à de petites choses depuis longtemps établies et n’ayant aucune importance par elles-mêmes, les autres ne comprenant pas qu’on défende avec ténacité une érudition sans valeur, de pures chinoiseries et des erreurs tant de fois constatées. A continuer de ce ton, on peut craindre que le public du dehors, prenant au mot les uns et les autres, ne se débarrasse des deux dossiers en les mettant dans un même sac et sous une seule et même étiquette. Il vaut