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gouvernemens de là-bas, toujours obérés, paient peu ou point leurs fonctionnaires : n’est-il pas naturel que ceux-ci recherchent un supplément de profit dans une branche d’affaires qui s’accorde avec leurs convictions religieuses ? Le gouverneur du Fezzan, pour chaque esclave importé, reçoit, suivant une vieille règle, la somme de 9 fr. 45 environ, ce qui, naguère, lui faisait au bout d’un an un casuel de 50,000 francs.

On a des preuves, et par centaines, que la Tripolitaine est une des grandes portes par lesquelles le Soudan envoie ses esclaves en Crète, à Smyrne et jusqu’à Constantinople. En voici une des plus authentiques. L’année dernière, le schooner turc Mahroussa était poussé par une tempête dans le port de Fokia, non loin du golfe de Smyrne. Pendant qu’il était à l’ancre, un matelot mécontent descendit à terre et informa les autorités que le schooner était parti de Bengazi en Tripolitaine avec vingt-six esclaves, dont huit avaient été déjà débarqués dans la baie de Vaalah et le reste était caché à bord. Le kaïmakan de Fokia envoya un homme de la police accompagné par le dénonciateur, et, sur la déclaration de ce dernier, le ballast ayant été soulevé, on vit une trappe qui fermait un compartiment s’étendant tout le long de la cale. Dans ce réceptacle furent trouvées, entassées les unes sur les autres, dix-huit négresses, sales, dégoûtantes, réduites à l’état de squelettes et mourant de faim. Les malheureuses furent descendues à terre où les autorités leur donnèrent les soins nécessaires. L’équipage cependant ne fut pas arrêté, et le maître du port se borna à retenir les papiers du navire, pensant que cela suffirait pour prévenir son départ, mais le capitaine du schooner leva l’ancre et fit voile pendant la nuit vers des rivages plus hospitaliers.

Pour en finir avec la Tripolitaine, il a été constaté qu’un nombre considérable d’esclaves embarqués à Bengazi et à Tripoli de Barbarie ont été débarqués du paquebot ottoman Kiamil-Pacha, le plus souvent à Constantinople même, et cela, sous les yeux des autorités musulmanes. Si, en 1888, au Caire, je n’ai plus retrouvé le marché où j’avais vu vendre des hommes et des femmes, j’y ai rencontré dans les rues des eunuques et des harems que ces eunuques escortaient. Ce fut suffisant pour me convaincre qu’il y avait encore des captifs en Égypte, plus qu’on ne se le figure généralement, et cela à la barbe des Anglais. Le khédive, un homme simple, vertueux, n’a qu’une femme, laquelle est elle-même une exception entre toutes par sa beauté et sa modestie, et pourtant l’usage, la tradition, le rang obligent l’un et l’autre à avoir un nombre considérable de domestiques, et dans ces domestiques il y a forcément des esclaves et des eunuques. Des Égyptiens et