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nobles et sévères paroles, accueillies par un silence maussade. Après de longues et patientes études, il proposa un projet de loi au parlement et, en réclamant la seconde lecture, parla longuement dans les communes.

Les discours « de mylord Carteret et du chevalier Wyndham » faisaient songer Voltaire aux beaux jours de Rome et d’Athènes. De notre temps, il n’eût pas refusé son admiration à cette belle harangue de M. Chamberlain. Ce n’est pas que la forme en soit achevée, ni qu’elle fasse appel aux émotions de l’âme, comme on pouvait l’attendre d’un orateur ordinaire en un tel sujet. Le mérite de ce discours est d’avoir écarté les personnalités et les violences, d’avoir dédaigné la sentimentalité vulgaire, d’avoir, en un mot, traité cette loi d’humanité comme une loi d’affaires. « Je sais, dit-il, qu’il n’y a pas de plus puissant mobile que l’intérêt : c’est pourquoi je trouve mauvaise une législation qui place l’intérêt en contradiction avec l’humanité, et je veux essayer de mettre l’égoïsme du côté du bien. » Parole indulgente et profonde qui donne toute la philosophie du discours.

Si j’avais encore l’honneur d’être professeur de rhétorique, j’aimerais à expliquer et à commenter ce discours devant des jeunes gens, tout autant et mieux que la Milonienne et le Pro cœlio. Je le ramènerais à un syllogisme ou plutôt à un sorite, c’est-à-dire à une succession de syllogismes. J’y ferais admirer, non les beautés littéraires ou les grâces académiques de l’expression, mais l’enchaînement, la progression, ces milliers de faits rangés à leur place, ces objections réfutées en leur temps, ce crescendo formidable de faits, de preuves et de raisons. Le temps n’a point passé sur cette harangue comme sur celles de l’antiquité. Il n’a point répandu sur elle ce prestige de la vétusté, cette « patine » des vieux ors et des vieux marbres, si chère aux amateurs, cette tranquille beauté classique des choses qu’on ne discute plus, liais à tous ceux qui veulent bien se résoudre à admirer leur temps, je l’offre comme un modèle de la nouvelle éloquence qui convient à un âge de démocratie et d’affaires, où les questions de sentiment prennent un caractère d’utilité publique. Je sais que bien des gens voudraient bannir entièrement l’éloquence des parlemens. Mais qu’ils y prennent garde : le jour où ils en auront chassé la bonne rhétorique, c’est la mauvaise qui se glissera en sa place, cette fausse rhétorique, dont William Hamilton, pour s’amuser et se venger, a posé les principes, et que M. Joseph Reinach nous a fait connaître avec tant de malice et d’à-propos. La dialectique de l’erreur serait, encore une fois, pratiquée, sinon professée ; ce serait un talent d’être obscur, un art d’être ennuyeux et, plat avec préméditation,