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remplacèrent la Syrie et l’Egypte, et le grand khan de Tartarie prit dans l’imagination européenne la place qu’y avaient occupée, depuis le Xe siècle, le miramolin d’Espagne et le sultan de Bagdad. Et il y eut entre cette petite révolution d’ordre imaginatif et la grande histoire réelle une concordance parfaite ; le grand khan de Tartarie prenait dans l’imagination la place des chefs traditionnels de l’islamisme, comme, dans la réalité, il les avait effacés en les faisant rentrer sous l’ombre noire de sa domination. Cet affreux souverain mongol sorti si récemment des misères de la vie de horde, il va, grâce aux voyageurs, bénéficier dans des proportions inusitées de toutes les grandeurs de ses vassaux et de ses captifs ; il va concentrer en sa personne les splendeurs décoratives de la Chine, la magie de son cérémonial et celle de ses arts mécaniques, la magnificence fastueuse des princes arabes, la majesté dominatrice des Abbassides, la hauteur impérieuse des Seldjoucides. C’est au sein de cette lumière éblouissante qu’il va trôner jusqu’à la fin du XVe siècle, comme le montrent les épopées de Boiardo et d’Arioste, dont les personnages sont autant tartares que musulmans. Quel lecteur de ces ; poètes ne se rappelle Ferragus, et Mandricard, et l’Argail, et comment le paladin Roland devint fou par amour pour la belle Angélique, fille du roi de Tartarie, et comment cette même Angélique ; plaça son bien-aimé Médor sur le trône du Cathay ? La popularité si tardive de ces personnages ne prouve-t-elle pas à quel point ce merveilleux de la lointaine Asie s’était emparé des imaginations ? Cette popularité était dans toute sa force un siècle auparavant lorsque Chaucer écrivait ses Contes de Canterbury, comme le prouve le charmant récit, malheureusement inachevé, de son écuyer. A vrai dire, il n’est pas question dans ce conte du grand khan même, mais du khan de Crimée, un Batou quelconque au lieu d’un Gengiskhan quelconque : « A Sara, dans la terre de Tartarie, régnait un roi qui guerroyait contre Russie.  » A cela près les magnificences de l’état royal de cet excellent Cambuscan sont les mêmes que tous les voyageurs du siècle attribuent à la cour du grand khan du Cathay. Ce qu’ils nous apprennent de la fête de l’anniversaire des souverains, Chaucer ne fait autre chose que le répéter poétiquement. Voici l’immense salle où le souverain trône sous un dais bien haut par-dessus ses convives, et les longues tables chargées de mets recherchés et bizarres autour desquelles prennent place des milliers d’invités, et les ménestrels du roi qui accompagnent le repas de leur musique, et les danses sans fin, et les commentaires des mandarins versés dans la magie et l’astrologie à la vue du cheval de bronze descendu à la porte du palais. Auquel de ces voyageurs Chaucer a-t-il donné la préférence ? Il était certes