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qu’on soit ainsi la dupe des apparences ; la complexité des détails y est infinie, et si on s’y engage trop avant, on ne parvient plus à en saisir l’unité ; c’est le phénomène des arbres qui empêchent de voir la forêt. Cette inattention est presque forcée, quasi fatale, et c’est là sans doute ce qui explique comment l’érudition est amenée à changer ses conclusions tous les vingt-cinq ans. Pour les époques de pleine lumière, ces distractions inévitables n’ont qu’une faible importance ; mais elles en ont une extrême pour les époques de lumière incertaine, de crépuscule ou de première aube, pour les siècles entre chien et loup, comme ont été pour l’Europe moderne les XIVe et XVe siècles. Comme les formes des choses sont encore indécises et tremblotantes à de telles époques, comme l’esprit humain, mal rassuré encore contre les terreurs de la nuit qui s’éloigne, y use de prudence et de retards calculés afin d’attendre le plein jour, avançant d’un pas circonspect pour éviter d’aller à la rencontre d’un péril possible et étouffant le son de ses paroles pour ne pas éveiller un ennemi peut-être tout proche, il se peut très aisément que le critique, s’il ne tient pas assez grand compte de ces précautions, prenne un déguisement pour l’homme véritable, une imposture avisée pour l’expression d’une croyance sérieuse, et une pensée profonde pour une opinion de vieille femme. Nous avons fait tout récemment à cet égard une expérience curieuse dont les résultats nous ont paru assez amusans pour mériter d’être présentés à nos lecteurs, et en même temps assez importans pour mériter d’être proposés à l’examen des érudits en matière de littérature du moyen âge, M. Gaston Paris, M. Léon Gautier, M. Louis Moland, et tels autres que vous voudrez y ajouter selon vos sympathies et vos préférences.

Sir John Maundeville est le nom d’un fort singulier écrivain de la seconde moitié du XIVe siècle, qui lit le pèlerinage de Terre-sainte, et, à la suite d’un séjour prolongé en Égypte et en Syrie, prétendit avoir exécuté dans les autres régions de la vaste Asie des voyages qu’il poussa jusqu’aux portes du paradis terrestre. A son retour, il publia en trois langues (latin, français, anglais), et avec un succès prodigieux, le récit des merveilles qu’il avait vues ; nul livre, nous dit un de ses modernes éditeurs, Thomas Wright, ne fut plus lu à la fin du XIVe siècle, ce qui prouve que les contemporains ont souvent bien de l’esprit. Jusqu’à une date très récente, nous devons l’avouer, nous ne connaissions sir John Maundeville que par extraits, et cet aveu nous est d’autant plus facile que, quel que soit l’intérêt de son livre, il est de ceux qu’il n’est pas indispensable d’avoir lus avant de quitter ce monde ; mais, il y a quelques semaines, notre imagination se trouvant en appétit de