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Il se trouva que ce général de cavalerie, qui avait représenté respectueusement à son souverain qu’il n’était qu’un soldat, sans vocation pour la diplomatie, sans aucune des qualités de l’emploi qu’on lui imposait, avait beaucoup de bon sens, de jugement ; il ne tarda pas à se débrouiller : tout aurait mieux marché si on l’avait laissé à ses propres inspirations. Il estimait que l’Autriche n’était pas prête, qu’elle avait besoin de la paix ou tout au moins de gagner du temps, et il s’était prononcé contre la convention de Gastein, dont il avait prévu les fatales conséquences. Malheureusement, il était atteint d’une incurable défiance de lui-même, et il se soumettait aux décisions qu’il condamnait. Plus d’une fois il fut tenté de donner sa démission, mais il aurait craint de manquer à son devoir, et à ceux qui lui disaient : « Allez-vous-en ! » il répondait : « On voit bien que vous n’êtes pas soldat. »

Le second qu’on lui avait adjoint pour le réconcilier avec ses fonctions et lui alléger son fardeau était le comte Esterhazy, le mystérieux Moritz, qui passait pour avoir pris des leçons du prince de Metternich. Il se flattait d’avoir le génie de la politique, se faisait la plus haute idée de sa perspicacité et de ses talens. M. de Beust raconte dans ses mémoires qu’un jour qu’il conférait avec le comte Mensdorff, la porte s’ouvrit et qu’à son grand étonnement, un petit homme entra, avança une chaise et vint s’asseoir à côté du ministre, « comme un professeur de musique s’assied au piano à côté de son élève. »

Ce professeur de musique était fort inférieur en jugement à son disciple. L’un démêlait sans peine le nœud des questions et voyait tout de suite ce qu’il y avait à faire. L’autre était tout négatif, abondait en objections, en difficultés, grossissait comme à plaisir les plus petits inconvéniens, dont il se faisait des monstres. Un Ragusain, attaché à la légation d’Autriche à Dresde, prétendait u que le comte Esterhazy passait sa vie à examiner au microscope une goutte d’eau, pour y découvrir toute sorte de vermine que le créateur a voulu dérober à jamais à nos yeux. » Après avoir rejeté ce qu’on lui proposait, il recommandait les expédiens les plus dangereux, les plus propres à gâter les affaires. Ce fut lui qui par ses fausses mesures rendit inévitable la convention de Gastein, ce fut lui qui plus tard empêcha le comte Mensdorff d’accepter la conférence, qui eût procuré trois semaines de répit à l’Autriche pour compléter ses arméniens. Il avait l’influence, le crédit, l’oreille de l’empereur. Il ne montrait à son souverain que les papiers qui lui plaisaient, il escamotait lus autres, et le très sensé général de cavalerie en était réduit à signer, en les désapprouvant, les dépêches les plus néfastes, qui étaient de nature à aggraver la situation ou à précipiter les événemens qu’il redoutait. Si on avait réussi à lui donner un peu plus d’assurance, de hardiesse et d’estime de