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Il ne faut pas compter pour cet office social sur l’élite intellectuelle ; une loi curieuse lui refuse la condition première d’une aristocratie, la continuité héréditaire ; dans toute notre histoire, si féconde en grands noms intellectuels, on n’en compterait pas dix qui aient fait souche. Il ne faut compter que sur les défenseurs du sol, attachés à ce sol. — Il est probable que la nouvelle loi militaire retiendra de plus en plus sous le drapeau, dans nos provinces, les- enfans de la bourgeoisie peu enclins aux carrières libérales ; ayant la facilité de gagner promptement l’épaulette, ils prendront goût au métier. Si la loi est complétée par un recrutement régional effectif, il se formera entre ces officiers et les soldats de leur province des liens de patronage, d’autorité durable, une hiérarchie continuée dans la vie civile, bref un cadre social, une petite caste terrienne et militaire pareille à celle qui a fait la grandeur de la Prusse. — Si cette espérance ne devait pas se réaliser, il est un autre bienfait que nous devrons certainement au service universel : un chef dans les momens difficiles, un pouvoir fort et dirigeant, faute duquel nous sommes une victime désignée aux coups du dehors. C’est chose inconcevable que nos chambres, avec les sentimens qu’on leur connaît, aient pu voter une loi qui engendrait infailliblement ce dont elles ont le plus de crainte, un chef d’état militaire. C’est chose inconcevable qu’elles n’aient pas aperçu cette conséquence électorale : tous les nouveaux électeurs, désormais, sortiront de la classe ; ces jeunes gens dont l’opinion se formait jadis sous l’influence du juge de paix, de l’avocat, du médecin de canton, ils apporteront dorénavant l’opinion de la caserne, formée sous l’influence de l’officier. Qu’un de ces officiers sorte du pair, qu’il acquière, pour un motif ou pour un autre, les sympathies des classes qui auront servi sous ses ordres, ces classes reviendront dans leurs foyers en tournant les yeux vers lui : son nom sera forcément matière à scrutins. J’aurais mauvaise grâce à insister ; la preuve est trop récente : mais pour faire saisir la transformation rapide de notre état social par la loi militaire, il faut isoler le fait le plus significatif de notre temps : cette année, à Paris, dans les circonscriptions les plus radicales, avec les programmes les plus avancés, deux anciens ministres de la guerre ont brigué la députation. Qui eût prédit cela il y a dix ans aurait fait rire à ses dépens. C’est un danger, il est terrible ; mais avec tout ce qu’il y a de bon et de sain dans notre pays, dans notre armée, on a autant et plus de droit d’en attendre un Washington qu’un Soulouque. Deux fois déjà, en 1848 et de nos jours, la république a eu des chefs militaires ; elle n’eut jamais de magistrats plus loyaux, plus attachés au devoir. En d’autres circonstances, avec