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Bismarck et de Napoléon III pourrait s’appeler la lutte du réalisme et de l’idéalisme ; c’est un état d’esprit qui a succombé, pour un temps, avec le vaincu de Sedan. Depuis la chute de l’empire, nul n’a plus fortement agi sur notre pays que Gambetta ; il eut dans une certaine mesure le sens des temps nouveaux, il essaya d’approprier la formule révolutionnaire aux méthodes modernes ; mais le fond du tempérament restait classique, girondin. Je viens de relire des discours de Gambetta en les comparant à ceux du chancelier d’Allemagne ; la comparaison est d’autant plus frappante que tous deux parlèrent quelquefois à la même heure : le discours de Romans, par exemple, fut prononcé le surlendemain du jour où le chancelier avait exposé au Reichstag ses vues sur le socialisme. Entre la parole de l’homme d’état allemand et celle du tribun français, les différences sont de même nature, tout aussi caractérisées, qu’entre un livre ou un tableau de l’école réaliste et l’œuvre d’art d’il y a quarante ans, entre une boutade de Schopenhauer et un développement oratoire de M. Cousin.

J’entends les protestations indignées : Eh ! quoi ! voudriez-vous inoculer à l’esprit français, en place des généreuses ambitions de 1789, ce qu’il y a de plus dur et de plus déplaisant dans la pensée germanique ? — Nous retombons dans l’erreur accoutumée, la prétention de façonner les hommes sur un idéal séduisant, au lieu de les prendre comme ils sont. Je voudrais tout autre chose, mais je constate. Je constate que depuis 1870, — en ne donnant, bien entendu, à cette date qu’une valeur très approximative, car il est impossible de fixer une date à l’origine des transformations morales, — l’élite intellectuelle des jeunes générations se présente à l’observateur avec un nouvel ensemble de qualités et de défauts ; disons, pour ne rien préjuger, d’acquisitions et de pertes. Si ces acquisitions et ces pertes proviennent d’influences germaniques ou américaines, turques ou thibétaines, s’il faut s’en désoler ou s’en réjouir, la question n’est pas là pour le moment. Dans cette élite, tous les esprits se sont assimilé le symbole qu’on essayait de résumer plus haut. Pour la plupart, ils n’ont pas puisé aux sources, ils n’ont jamais lu les inventeurs des doctrines qui agissent sur eux ; ils n’en sont pas moins pénétrés, souvent à leur insu, par les idées répandues dans l’air ambiant. De même, à la fin du siècle dernier, beaucoup de gens qui n’avaient jamais ouvert l’Encyclopédie ni le Contrat social vivaient de la pensée générale créée par ces livres. Acquise aux théories scientifiques, la jeunesse règle ses jugemens sur toutes choses d’après ces théories, en vertu de la force plastique dont nous parlions. Vis-à-vis de ce qui nous occupe, les principes de 1789, l’indifférence d’une grande partie de cette jeunesse